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LES TROIS GRENADIERS

qui bordent le chemin, vous ne les ménagiez pas !

L’instant d’après le cabaret se vidait tout à fait, et les soldats, précédés par les trois grenadiers, se dirigeaient vers le fort avec les quatre prisonniers.


II

DANS LE FORT.


Au midi de ce jour, un traîneau, attelé de deux chevaux et venant de la direction de Québec, s’arrêtait sur les hauteurs de la rive gauche de la rivière Jacques-Cartier. Là, la route qui descendait vers le lit de la rivière était barrée par un énorme abatis d’arbres, de sorte qu’il était impossible d’avancer plus loin vers le fort dont on apercevait, sur les hauteurs opposées, les premières défenses. Quatre sentinelles avaient en même temps surgi des fourrés du voisinage et entouré le traîneau. Les chevaux, effrayés par l’apparition subite des sentinelles, se cabraient en renâclant, et le cocher, assis sur le siège d’avant, faisait tous ses efforts pour les maîtriser.

En arrière était assise une jeune femme ou jeune fille tout enveloppée de fourrures. Elle paraissait seule, et l’on ne pouvait voir que ses yeux très noirs et lumineux, son nez et sa bouche rouge. Elle parut s’étonner de voir que la route était ainsi barrée, et elle allait peut-être en demander la raison, quand l’une des sentinelles lui fit cette question :

— Où allez-vous ?

— Au fort ! répondit l’inconnue.

— Quel ordre avez-vous ?

— Voici ! répliqua la jeune femme en tendant un papier.

— Je ne sais pas lire, dit la sentinelle. Veuillez lire vous-même !

— Eh bien ! c’est un laissez-passer du capitaine Vaucourt… Voyez ici son nom qu’il a signé lui-même.

— C’est bien, madame, répondit la sentinelle en s’inclinant, vous pouvez passer.

À cet instant un tas de fourrures dans le fond du traîneau se mit à bouger, puis une tête pâle parut.

— Sommes-nous arrivés, Marguerite ? demanda une voix faible.

— Oui, monsieur le vicomte. Voyez le fort, là, devant nous !

Ce jeune homme, comme le lecteur le devine déjà, était le vicomte Fernand de Loys qui avait été si grièvement blessé à la bataille des Plaines d’Abraham où il s’était conduit en héros. Échappé à la mort grâce aux soins assidus de Marguerite de Loisel, il était maintenant convalescent. Il leva sa tête, que couvrait un casque en vison, et put voir de l’autre côté de la rivière les abatis d’arbres garnis de petits canons. C’étaient, du côté de la Capitale, les premières défenses du fort.

— Mais par quelle voie arrive-t-on au fort ? demanda Marguerite de Loisel.

— Mademoiselle, répondit la sentinelle, il vous faut rebrousser chemin sur un parcours d’un demi-mille. Là, à droite, se trouve un chemin étroit, mais suffisamment large pour votre traîneau, qui remonte la rivière jusqu’à deux milles environ, puis ce chemin suit la pente des hauteurs et vous conduit sur l’autre rive.

— En ce cas, dit la jeune fille, c’est plus de quatre milles que nous avons à faire encore.

— Oui, mademoiselle. Mais de l’autre côté, pour revenir, vous trouverez un chemin large et bien tracé qui vous permettra d’aller à toute la vitesse de vos chevaux.

— C’est bien, merci, mon ami. Voyons ! monsieur le vicomte, ajouta-t-elle sur un petit ton d’autorité, cachez-vous bien vite, sinon vous prendrez du froid !

Elle repoussa doucement le jeune homme sous les fourrures, tandis que le cocher virait de bord. Et l’instant d’après, le traîneau rebroussait chemin.

Avant de suivre ces nouveaux personnages au fort, revenons à près de trois mois en arrière, afin de voir ce qui s’était passé depuis que la capitale de la Nouvelle-France était aux mains de l’ennemi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Québec avait passé aux Anglais, par la trahison, le 18 septembre.

Toute la garnison avait été embarquée sur des navires anglais et transportée en France.

Le brigadier-général Murray, qui, sur les Plaines d’Abraham, avait montré à côté de son jeune chef James Wolfe une grande valeur, était devenu gouverneur de Québec et de toute la partie du pays abandonnée par l’armée de la Nouvelle-France. Celle-ci s’était retranchée à la rivière Jacques-