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LES CACHOTS D’HALDIMAND

Vous l’avez sauvé lorsque le fer des assassins, rouge encore qu’il était du sang de ma vénérée compagne, allait percer ses chairs et rejeter au néant l’unique rejeton de ma famille. Merci, généreux ami ! Ah ! tout ce que mon vieux cœur meurtri a d’élans de tendresse pour vous ! Et quel rêve exquis j’ai souvent fait : que mon fils un jour vous ressemblât ! Aussi, merci Dieu ! a-t-il pour vous une admiration qui lui sera un guide sûr dans le chemin qu’il suivra pour assurer l’avenir de sa race et de son pays ! Car je voudrai qu’il demeure le long de ces rives ravissantes qui l’ont vu naître ! Pour moi autre patrie, c’est vrai, mais aussi autre France que je n’aime pas moins que ma France d’ici que j’ai été revoir avec tant de joie ! Mais la France d’où vous êtes, mon ami, c’est une France pour laquelle nous avons tous souffert, et c’est pour elle qu’il importe à nos successeurs et descendants de se dévouer corps et âme. Car, sachez-le, ami cher, il faudra qu’un jour un drapeau français remplace le drapeau qui, aujourd’hui, flotte sous son ciel ! Il le faudra… sinon, nous ne serons plus les fils de la France ! Sinon, nos descendants ne seront plus des Français ! Or, vous êtes l’un de ceux de cette génération jeune et forte qui allez donner l’élan. Eh bien ! si je disparais trop tôt, cher ami, je vous lègue mon fils ! Vous êtes son aîné de plusieurs années, et vous pourrez en faire l’homme que vous êtes… l’homme que vous serez ! Je compte sur vous ; lorsque je fermerai mes yeux à la lumière terrestre, ma dernière pensée sera également partagée entre lui et vous !

« Que dis-je ? J’espère encore vous revoir avant que vienne sonner l’heure du dernier départ, heure fatidique où tout mortel doit reprendre le chemin du néant ! Oui, je retournerai au Canada bientôt, tout probablement en août. Car nos affaires ici, malgré la sourde opposition que nous avons rencontrée, marchent bien. Bientôt apparaîtra le jour où, pour la race française du Saint-Laurent, la paix et le bonheur se joindront pour présider au lever d’un avenir glorieux. Ah ! que ne donnerais-je pour être de cette génération qui verra de si belles choses !…

« Je vous embrasse tendrement, cher ami, j’embrasse avec affection vos deux petits anges qui égayent votre foyer, et je vous prie de présenter à madame Saint-Vallier mes très humbles hommages ».

Pierre Du Calvet,
Londres, 27 mai 1785.

— Ah ! ce pauvre et cher ami ! prononça d’une voix très émue Saint-Vallier, assis avec sa femme sur un divan. Comme je souhaite que les assassins de Foxham échouent, et qu’ils soient déjoués et capturés !

— Ne dirait-on pas, dit Louise, à lire cette lettre, que Du Calvet a le pressentiment de sa mort prochaine ?

— C’est vrai, chère amie, cette lettre a l’air d’un testament… il me semble que le testateur me fait part de ses dernières volontés !

Les deux époux demeurèrent longtemps silencieux, laissant leurs pensées voguer vers ce grand patriote qui, à ce moment, tombait sous les coups meurtriers de Foxham en plein océan !


V

COURT ET SOMBRE DRAME EN MER


Du Calvet avait avancé son retour au Canada et s’était embarqué à la fin de juin.

Quelques jours plus tard Saint-Vallier recevait de Saint-Martin, actuellement à Londres, une lettre l’informant du départ pour le Canada de Du Calvet à bord du navire marchand « Jeffrey-Amherst ».

Douze jours s’étaient écoulés, le « Jeffrey Amherst » voguait en plein océan. Jusque-là le temps avait été beau, la mer calme. Un soir l’orage était tombé, un orage terrible, foudroyant, et durant quatre jours un vent affreux balaya l’océan et souleva des montagnes d’eau au sein desquelles le « Jeffrey Amherst » manqua de se perdre cent fois. Deux de ses mâts avaient été arrachés, ses voiles déchirées, et emportées par lambeaux dans la tempête. Le navire allait certainement devenir la proie de l’onde en fureur, si, le cinquième jour, la tempête ne s’était soudain calmée.

Sauf l’équipage, le navire transportait vingt-sept passagers, et ses cales étaient bondées de marchandises.

Du Calvet, accompagné de son fils, avait pu se procurer une cabine que quatre étrangers occupaient également. Ces étrangers étaient des Anglais qui venaient au Canada pour s’établir. Deux de ces étrangers étaient des commerçants de Londres qui y avaient vendu leurs affaires. Quant aux deux autres, Du Calvet n’avait pu savoir au juste ce qu’ils étaient. Seulement, à leur conversation, à leurs manières, aux vêtements qu’ils portaient, il devina que c’étaient des artisans quelconques, mais des artisans qui connais-