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vous perdez votre temps. Daignez répondre à monsieur de La Fayette que je suis ici en terre française et que j’y veux rester tant qu’elle demeurera française. Car le jour où ce pays deviendrait un pays anglo-saxon, je reprendrais le chemin de ma France.

— Mais, monsieur, vous êtes déjà en pays saxon !

— Non, répondait rudement Du Calvet qui n’aimait pas être contrarié, ce pays où je vis est français, cette atmosphère que je respire est française : partout autour de nous, nous sentons frissonner l’âme française, et ce pays restera français tant qu’un français aura assez d’énergie et de vaillance pour le défendre !

Du Calvet n’était donc pas partisan de la conquête du Canada par les Américains, car alors il ne fût plus resté de vestiges de cette terre française. Il sondait l’avenir et il espérait qu’un jour la race reprendrait le terrain perdu depuis le traité de Paris ; il espérait qu’un jour cette terre française, dominée pour le moment par le sceptre d’Albion, redeviendrait ce qu’elle avait été jusqu’à 1760.

Voilà à peu près ce qu’était ce personnage qui va occuper une large place dans les événements qui composent ce récit.

Du Calvet, naturellement, s’était fait des ennemis, et des ennemis puissants et implacables, dont l’un entre autres et le plus terrible : Sir Frederick Haldimand, lieutenant-gouverneur de la nouvelle colonie britannique.


PREMIÈRE PARTIE

I

L’HOMME ET LE PÈRE


Depuis deux jours la petite ville de Trois-Rivières était inondée par une pluie fine et froide que poussait un grand vent du nord-est. C’était un de ces temps à propos desquels l’habitant canadien aimait dire : — Voilà un bon « Nordet » pour couver la maison !

On était peu après la mi-septembre de 1780, et à une époque où les esprits étaient encore tout bouleversés par le tourbillon des idées révolutionnaires qu’avaient propagées les Américains durant et après leur invasion du Canada, et par les belles et séduisantes promesses faites aux Canadiens pour leur faire adopter la politique des sujets de la Nouvelle-Angleterre. Aussi, faut-il dire que les Canadiens avaient été fort tentés par ces promesses ; un moment ils avaient penché pour les lois nouvelles des États américains, alors qu’ils subissaient les lois tyranniques imposées par l’Angleterre et appliquées d’une façon barbare par ses représentants. Et les rigueurs du nouveau représentant du roi d’Angleterre, le général Haldimand, n’étaient pas un remède et pas même un palliatif aux ferments de scission et de révolte qui grondaient au sein de nos populations françaises du Canada. On eût dit qu’un volcan naissait et qu’il allait à tout instant cracher ses laves incendiaires. Et les Américains ne cessaient de lancer leurs promesses et leurs exhortations.

Mais il se trouvait des hommes — tel Du Calvet — trop attachés à leur race et à leur sol pour se laisser leurrer par les promesses. Quitter sa terre et son foyer, c’était partir pour l’exil, aller à l’aventure dans un pays immense que des constitutions durables ne garantissaient pas encore contre les événements politiques, souvent funestes, dont souffrent plus particulièrement les étrangers. Du Calvet prêchait hautement qu’il est beaucoup préférable de vivre modestement chez soi, que de vivre, même fastueusement, chez le voisin qui ne sème pas ainsi ses prodigalités sans y dissimuler une chaîne quelconque. Du reste, Du Calvet depuis longtemps avait deviné la mentalité des colons de la Nouvelle-Angleterre qui s’étaient tant et tant plaints de l’égoïsme de leur ancienne métropole ; ils partageaient le même égoïsme, sous une forme et des couleurs différentes, et, peut-être, un égoïsme plus serré que celui qu’ils reprochaient à l’Angleterre.

Le but des Américains entrait, quoique avec une nuance, en parallèle avec celui de Du Calvet : ceux-là voulaient affaiblir la population du Canada en entraînant chez eux les Canadiens, afin de pouvoir plus facilement conquérir à leurs lois et à leur régime tout le reste de l’Amérique Septentrionale, et, par ce fait, bâtir sur ce vaste continent un formidable empire anglo-saxon. Le but de Du Calvet était d’affaiblir la force anglaise en Amérique, la réduire à sa plus simple expression dans cette partie de l’Amérique du Nord, puis la combattre fermement et reconquérir peu à peu, pour ensuite la conserver pour toujours, cette colonie à la race française.

Du Calvet ne pouvait donc tomber dans les vues américaines sans s’exposer à un illogisme brutal. Il est vrai de dire que les Américains offraient à la race française de se développer, dans leurs États, selon ses origines et ses traditions ; mais la race demeurerait toujours et quand même une race