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sait que tourner et retourner. Mais enfin il finissait par se délasser du lit, et quand il était las de cette marche, il reprenait le lit. Les heures qu’il vécut là furent donc des heures interminables ; c’était pour lui une sorte d’éternité : il n’y avait plus ni commencement ni fin. L’inquiétude et l’anxiété ne cessaient de le mordre au cœur. Pas une seconde que sa pensée, sa pensée entière, ne demeurât accaparée par l’image des deux êtres les plus chers qu’il avait en ce monde : sa femme et son fils. Il s’inquiétait d’autant plus qu’après son arrestation, on avait enlevé de sa maison tout son argent et tous ses papiers.

De l’argent, il s’était un peu moqué, il savait que des amis se chargeraient de veiller sur sa femme et son fils. Mais ses papiers !… Là était pour lui la plus forte inquiétude. N’allait-on pas se servir de ces papiers pour se faire des armes contre lui-même et sa famille ?… Il l’avait redouté. Pourtant, ces papiers ne contenaient rien qui pût le faire passer pour un vulgaire criminel ; c’étaient des papiers d’affaires en général. Mais il s’y trouvait mêlée une énorme correspondance avec les agents de Washington et avec le général de La Fayette et le comte d’Estaing. (Cette correspondance contenait les noms d’une foule de ses amis qui pourraient être plus tard inquiétés par les autorités anglaises. Or, Du Calvet n’aurait voulu pour rien au monde compromettre qui que ce fût, même involontairement ; et voilà que par ces papiers on pourrait trouver matière à incriminer d’autres que lui-même.

À ces pensées et appréhensions Du Calvet avait senti la racine de ses cheveux s’humecter d’une sueur froide, puis son cœur s’était déchiré et son âme s’était meurtrie. Heureusement, cet affaissement de lui-même n’avait duré qu’un moment. Son indomptable énergie avait peu à peu repris le dessus, et tout en souffrant, surtout de la cruelle séparation d’avec sa famille, il essayait d’envisager son sort futur avec calme, et il avait repris la confiance qu’il avait perdue durant les premières heures de sa captivité.

Puis il s’était dit :

— On ne peut certainement pas me faire un crime d’avoir entretenu des relations d’affaires avec les Américains ! Et pourra-t-on m’en faire un pour avoir élevé la voix contre la tyrannie anglaise ? Non !… En ce cas, il faudra bien qu’un jour ou l’autre on me relâche ! Si seulement, l’on me donnait la liberté provisoire en attendant qu’on me fasse un procès !

Du Calvet avait été l’un de ceux qui avaient le plus hautement réclamé l’établissement de la loi de l’HABEAS CORPUS, et, ironie du sort, il allait être l’un de ceux qui en auraient le plus profité, et qu’il allait le plus souffrir de son absence. Car ce n’était pas tant la conviction et la condamnation qui atteignent le plus terriblement l’accusé, coupable ou innocent soit-il, c’est la prison préventive. C’est la période le prévenu vit heure par heure, minute par minute, dans l’incertitude de son sort, et cette incertitude est pire, cent fois pire, même au cœur du criminel que le remords lui-même. Et que penser de l’innocent qui souffre de l’injustice humaine ?…

Du Calvet en était donc à se demander avec une terrible angoisse, connaissant la haine d’Haldimand et, de ses sbires :

— Que me réserve-t-on ?…

Personnellement, Du Calvet n’entretenait aucune crainte ; que pouvaient lui importer les souffrances corporelles et physiques ? Si on le condamnait à dix années de réclusion, il en serait quitte pour y mourir dans l’oubli. Si c’était la mort, il n’en éprouverait du chagrin qu’à cause de son œuvre qui demeurerait inachevée. Donc, pour lui-même, il ne redoutait rien. Mais sa femme et son fils… que deviendraient-ils ? Comment allaient-ils supporter le contre-coup de sa mort ou de sa condamnation à une longue détention ?… Là seulement était toute sa souffrance, toute sa torture !

Mais quelle folle espérance ! quelle joie inattendue secoua tout son vieux et noble cœur lorsque, tout à coup, une voix amie vint lui parler au fond de son cachot, une voix qui lui dit d’espérer ! L’espérance !… ce mot magique et sublime résume toute l’existence de l’homme !

Cette voix était celle d’un brave défenseur de la race, un de ces ardents, un de ces audacieux qui soulèvent un monde !

Cette voix était celle d’un de ces hommes, plutôt rares à cette sombre époque de l’histoire canadienne, qui pour les libertés, la grandeur, l’honneur de leur pays se dévouent sans tenir compte des plus terribles sacrifices ! Ils sacrifient tout : biens terrestres, foyer, famille ! Ils préfèrent tout perdre des fruits de cette terre plutôt que de penser qu’un jour, quand la mort aura éteint leur esprit, et réduit leurs chairs en poussière, que des mortels pourront venir sur cette poussière de leur « ancien soi » jeter des crachats de mépris ! Oui, cette voix était celle de l’un de ces hommes au dévouement sublime qui, ayant embrassé dans toute son amplitude le devoir du citoyen, n’y veulent pas