Page:Féron - Les cachots d'Haldimand, 1926.djvu/26

Cette page a été validée par deux contributeurs.

arrivèrent, au sein de toutes les difficultés, à conserver au Canada sa race française. Et ces champions, devant la supériorité intellectuelle et morale qu’affectaient les Anglais, n’eurent aucunement et jamais le sentiment de l’infériorité de leur race. Les Anglais, les premiers, marquèrent leur infériorité par leur manque de clairvoyance, et l’illogisme qu’ils ont montré à toutes les époques de l’histoire de la domination anglaise nous porte à croire que leur mentalité a été défectueuse. Si une partie de la population française penchait pour le régime des Américains, et si le gouvernement anglais voulait s’assurer la stable demeure de cette population en Canada, pourquoi alors usait-il de rigueurs et de violences ?… Lorsque des hommes comme Du Calvet, comme Saint-Vallier criaient au peuple : « restez dans vos foyers, demeurez dans votre patrie !… » pourquoi les représentants d’Albion jetaient-ils ces hommes aux cachots ?…

Or, dans sa prison, Saint-Vallier méditait tout cela. Dans le silence et la solitude il préparait un vaste plan de campagne pour donner à la race française du Canada toutes les libertés justes auxquelles elle avait droit, d’accord avec les capitulations qui avaient suivi la campagne de 1759, et tout son ancien prestige.

Mais Saint-Vallier dans sa prison ne vivait pas seul : l’âme de tout un peuple l’y avait suivi. De grandes voix avaient protesté contre l’acte d’Haldimand. Plus tard des personnages importants l’avaient approché pour lui demander la mise en liberté provisoire du jeune homme jusqu’à l’ouverture de son procès. Mais aucune garantie de ces personnages ne pouvait être acceptée parce que la loi de l’HABEAS CORPUS, qui existait en Angleterre, n’avait pas encore été établie en Canada, et le prisonnier, fût-il du plus haut rang, devait attendre en prison son procès.

Saint-Vallier avait quelque peu espéré cette mise en liberté provisoire. Mais il fut déçu quand, un jour, Haldimand dépêcha un officier auprès du jeune homme pour lui dire de renoncer à tout espoir de ce côté.

Saint-Vallier se mit à rire placidement et répliqua à l’officier :

— Monsieur, vous pouvez rapporter au général que je n’ai nul besoin de liberté. Pourquoi en aurais-je besoin ? N’ai-je pas ici la plus grande liberté qui soit ? Mieux que cela, je suis ici plus libre que n’est le gouverneur en son château. Ici, monsieur, entre ces murs je peux parler à ma guise sans qu’on vienne m’interrompre, sans qu’on me menace du bâillon. Et mettons, si vous voulez, qu’on me bâillonne, il me restera toujours une liberté, une liberté qui, chez tout homme qui n’est pas une brute, est la plus grande des libertés : la liberté de penser !… Allez, monsieur ! Ah ! pardon… quant à cette liberté de corps dont vous êtes venu m’entretenir, vous pourrez dire à monsieur le général, pour qui j’ai beaucoup d’admiration, que j’en userai lorsqu’il me plaira. Le jour où me prendra la fantaisie d’aller respirer l’air de la cité, j’irai tout aussi librement et tout aussi béatement que le meilleur bourgeois de la ville. Allez, monsieur !

Naturellement, ces paroles dites sur un ton moqueur avaient paru une bravade à l’officier anglais qui alla les rapporter au général Haldimand.

Celui-ci se contenta de sourire avec mépris.

Mais Saint-Vallier allait sourire bien autrement… il allait même rire énormément…

Il avait donc durant huit mois médité à son aise, mangé et dormi.

Avril de 1780 était venu. Un matin, le soleil avait inondé le cachot de rayons nouveaux, et par la fenêtre le prisonnier avait vu les toits de la cité prendre un air de printemps : la neige n’était plus. Le ciel était d’un bleu si doux que le jeune homme frémit d’un désir fou d’aller se promener sous sa voûte. Et il pouvait entendre des chants d’oiseaux. Les rumeurs de la cité montaient jusqu’à lui avec un air joyeux. Il percevait les premiers roulements sonores des charrettes. Et lorsqu’il montait sur son escabeau, il découvrait la lisière d’eau verte, légèrement moutonneuse, qu’effleurait timidement une voile blanche, doucement bercée par la brise. Puis cette voile, qui lui parut comme un emblème de la liberté, disparut.

Saint-Vallier descendit de l’escabeau. Il était devenu tout à coup excessivement pâle. Il s’assit lourdement et s’accouda à sa table et appuya son front sur sa main. Pour la première fois le jeune homme découvrait qu’il avait souffert… qu’il souffrait. Durant huit mois il avait attendu son procès, et il n’avait cessé de préparer sa défense et de faire des projets d’avenir. Il avait vécu des rêves de son imagination ardente. Il s’était associé le souvenir et l’image d’une belle jeune fille, Louise Darmontel, qui tout le temps durant ces jours de réclusion était demeurée son ange de chevet. Mais voilà que les saisons avaient succédé aux saisons, et Saint-Vallier n’entendait jamais parler de son procès, et si ce n’eût été du sous-officier qui lui apportait toujours ses repas aux mê-