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saoûl. Oui, manger et dormir sont deux choses et deux occupations fort précieuses et fort agréables, mais cette existence n’est pas bien bien agréable à un jeune homme ardent et dévoré d’activité. Saint-Vallier se vit donc voué à une terrible torture : la solitude, l’oisiveté, l’ennui ! Mais il ne fit rien voir, au contraire il s’efforça toujours de montrer à son geôlier la meilleure humeur du monde, le visage le plus réjoui. Il s’efforçait de manger toujours avec le plus grand appétit, même s’il n’avait pas faim, il mangeait, quitte à s’en rendre malade, pour montrer qu’il était tout à fait content de son sort. Chaque fois que son gardien entrait dans la mansarde ou venait poser son œil au judas de la porte, le jeune homme lui disait quelques mots pour rire. Naturellement Saint-Vallier riait tout seul, car l’autre ne devait ni parler, ni rire, ni même sourire. La seule distraction qu’avait le prisonnier était les bruits qui montaient de la place, bruits qui lui rappelaient que le monde vivait encore, et qui lui laissaient l’espérance de revoir un jour ou l’autre ce monde qu’il ne détestait pas. Il avait une autre distraction, c’était la vue du ciel bleu ou nuageux qu’il pouvait apercevoir par sa lucarne, et durant quatre heures de jour il pouvait voir le soleil, les jours de beau temps, entrer dans son cachot et l’égayer et le réchauffer. Car il ne faisait pas toujours chaud dans ce lieu, et l’on avait dû dans l’hiver lui donner l’usage d’un petit fourneau pour réchauffer son cachot, sans quoi il serait mort de froid. Et Saint-Vallier, après avoir admiré un coin de ciel, n’avait qu’à monter sur son escabeau et par la lucarne il pouvait apercevoir des toits de maisons, là-bas la silhouette du Château Saint-Louis, un peu à l’est, et droit en face de lui il découvrait par-dessus les toits et les pignons une lisière du fleuve Saint-Laurent et, au delà, les côtes de Lévis. Mais cela devient par ennuyer d’avoir toujours la même vision, aussi Saint-Vallier finit par oublier qu’il avait une fenêtre, il n’y jeta plus les yeux. Oh ! que de fois il avait été tenté de s’en approcher, de l’ouvrir et de pencher au dehors sa figure qui pâlissait et de regarder passer ceux qui respiraient si bien l’air de la liberté. Oui, mais il y avait défense… et quelle défense ! Il aurait à peine jeté un regard furtif qu’une balle lui aurait percé l’œil droit ou l’œil gauche. Donc il avait fini par se désintéresser complètement des choses du dehors, pour ne plus s’occuper que des choses du dedans, c’est-à-dire des projets futurs qu’il méditait.

L’arrestation de Saint-Vallier — ou mieux sa subite disparition — avait causé une grande consternation non seulement parmi la population française du Canada, mais aussi parmi plusieurs groupes d’Anglais qui avaient eu l’avantage d’apprécier les talents de ce jeune homme. Parmi la population française l’agitation s’accentua et une clameur d’indignation s’éleva contre Haldimand. Car les Canadiens se voyaient privés d’un de leurs plus précieux défenseurs. Saint-Vallier était l’un de ces canadiens qui, à cette époque de luttes continuelles, parlaient avec le plus de facilité la langue anglaise, il la parlait couramment et même avec élégance. Ceci lui donnait donc un avantage énorme pour faire entendre la voix du peuple canadien. Il est vrai qu’il y avait beaucoup d’Anglais dans l’administration, les affaires et le commerce qui savaient suffisamment le français pour le comprendre et le parler, mais ils affectaient de l’ignorer pour forcer les Canadiens d’apprendre leur langue ; c’était un des moyens de faire disparaître peu à peu la langue de France et d’arriver avec succès à l’anglicisation des habitants du pays. Car les Anglais tenaient la race française du Canada pour une race très inférieure, apte à se laisser amener à la honte d’oublier et renier ses origines. Et ce sentiment accroissait leur mépris pour cette race qu’ils pensaient plus tard réduire à l’esclavage.

Il était donc opportun et nécessaire à la classe d’élite de notre nationalité de se familiariser avec la langue anglaise, afin de pouvoir lutter à chances plus égales, car la langue et la plume allaient devenir les principales armes de combat de nos défenseurs. Cette langue et cette plume auraient à combattre non seulement les avances et les menées sournoises des anglo-saxons, mais encore combattre pour empêcher nos concitoyens de se laisser leurrer. Déjà nos lutteurs redoutaient l’admiration sans cesse croissante d’un grand nombre de Canadiens pour le peuple des États américains, admiration qui pourrait coûter si cher à ceux des nôtres qui allaient se jeter tête baissée dans le gouffre yankee.

Ce gouffre, Du Calvet l’avait prévu, Saint-Vallier le prévoyait, plus de la moitié de la race française du Canada le redoutait. Car c’est de ce côté qu’était le vrai, l’irrémédiable désastre pour la race : trop de Canadiens aveugles devenaient avides de saisir les mains qui, sous le couvert de la sympathie, se tendaient pour prendre, pour serrer peu à peu, pour briser plus tard à tout jamais. Leurs luttes, presque épiques, à ces grands patriotes ne furent pas vaines : ils