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de leur chasse un ordre violent. Le bataillon se reforma, les tambours roulèrent, les soldats anglais se mirent en marche, gagnèrent la rue Saint-Pierre, puis la rue Sault-au-Matelot et, de là, la haute-ville.

Et le peuple, apaisé, commentait durant ce temps la surprenante apparition de Saint-Vallier.


IV

CE QU’ÉTAIT SAINT-VALLIER


Hector Saint-Vallier était fils unique d’un commerçant de Montréal et, à l’heure où s’ouvre ce récit, orphelin de père et de mère. Il demeurait donc sans parents. La première, sa mère était morte où il atteignait l’âge de deux ans. Il fut confié à la femme d’un brave artisan qui n’avait que deux enfants dont l’un, une fille, encore à la mamelle, et l’aîné, un garçon, à peu près du même âge que Hector Saint-Vallier. Cet artisan se nommait Darmontel. Plus tard, le père de Saint-Vallier ayant découvert de grandes aptitudes pour le commerce chez l’artisan se l’associa, en reconnaissance des soins que sa femme avait donnés au jeune Hector. Celui-ci grandit dans cette famille jusqu’à l’âge de quinze ans, alors que son instruction fut confiée aux Messieurs de Saint-Sulpice de même que celle du jeune Darmontel, Pierre. À peu près à la même époque, la fille de Darmontel, Louise, qui n’atteignait que quatorze ans, fut envoyée au couvent des Ursulines à Trois-Rivières, où vivait un parent de Darmontel qui faisait instruire au même couvent ses deux filles, c’est-à-dire les cousines de Louise Darmontel. Dès ses plus jeunes années Hector Saint-Vallier s’était épris d’une grande tendresse pour Louise qui lui rendait au centuple cette tendresse, sans compter qu’un grand attachement avait uni les deux frères de lait. Ils avaient tous deux grandi comme deux frères jumeaux, et la ressemblance, entre les deux adolescents était si frappante, qu’on était porté à les prendre effectivement pour deux jumeaux. Ils avaient même taille, mêmes gestes, même démarche, même contour de visage, mêmes yeux bruns très foncés, presque noirs. Seuls leurs cheveux n’avaient pas la même nuance : l’un, Hector, avait les cheveux châtains ; l’autre, Pierre, avait les cheveux blonds, et il n’y avait, pour ainsi dire, que par les cheveux qu’on pouvait les différencier.

Quand Hector Saint-Vallier arriva à l’âge de vingt ans, son père mourut. Le jeune homme, ayant plus de goûts pour les choses de la loi que pour le commerce, abandonna sa part du commerce à M. Darmontel et, à la tête d’une petite fortune qui assurait son avenir, il partit pour l’Europe et alla étudier en France et en Angleterre les lois et les choses de la judicature.

Le fils de Darmontel s’était d’abord décidé pour le commerce et avait commencé son apprentissage sous la direction de son père.

Survint tout à coup la mort de Mme  Darmontel. Ce fut un rude coup pour l’ancien artisan qui, pour échapper au cruel souvenir de cette perte, vendit ses affaires et alla à Québec établir un commerce de ferronnerie. Pierre, son fils, décida alors d’aller à son tour suivre les études que faisait en France Hector Saint-Vallier. Il faut dire que ces deux jeunes hommes étaient inséparables, et durant les deux années qu’ils s’étaient vus éloignés l’un de l’autre, ils avaient beaucoup souffert. M. Darmontel demeura donc seul à Québec avec sa fille Louise, qui était devenue une grande jeune fille, très jolie, très distinguée, que la meilleure société se faisait un honneur et un plaisir d’accueillir. C’était peu après l’invasion du Canada par les Américains. Puis était venue la fameuse campagne de 1776-77 durant laquelle les troupes anglaises, commandées par le général Burgoyne, et les milices canadiennes avaient refoulé hors du territoire canadien les armées de l’invasion américaine et envahi à leur tour le territoire des nouveaux États américains. Cette campagne avait rapporté aux Anglais plus de déboires que de succès notables ; ils avaient espéré dompter la révolution américaine et n’avaient réussi qu’à lui donner un plus vif aiguillon.

Après cette campagne, le gouverneur du Canada, Guy Carleton, avait été remplacé par un camarade de Burgoyne, le général Haldimand, qui avec ce dernier avait fait la dernière campagne. Il fut nommé lieutenant-gouverneur.

En arrivant au pouvoir le général Haldimand prit les rênes avec une main de fer, et pour briser les sympathies qui existaient encore entre une portion de la population française et les Américains, il décida d’enlever à celle-là tous droits civils et politiques. Cette tactique malhabile souleva l’indignation parmi les Canadiens. De tous côtés surgirent les protestations, des hommes influents de la race élevèrent une voix âpre. Haldimand voulut réprimer l’agitation par les prisons.

C’était au moment où Hector Saint-Vallier venait de terminer ses études en Europe