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Champlain, il y avait en plein milieu de la chaussée un immense trou d’eau et de boue que piétons et charretiers évitaient avec beaucoup d’attention. L’ivrogne marchait vers le trou, toujours proférant des jurons à l’adresse des Canadiens. Sur l’entrefaite il croisa un ouvrier canadien, espèce de colosse au visage bon enfant, qui feignit de ne pas voir ni entendre le pochard écossais. Mais celui-ci, comme s’il eût craint de renverser dans le trou, fit un pas de côté et heurta rudement le canadien. Et lui, croyant que l’écossais voulait engendrer chicane, le saisit aux épaules, le souleva et le jeta dans le trou. L’eau et la boue rejaillirent de tous côtés éclaboussant des chapeaux, des corsages, des jupons clairs. L’ivrogne avait poussé un hurlement ressemblant à un cri d’agonie. Malgré les éclaboussures, des applaudissements saluèrent le geste de l’ouvrier.

L’écossais, trop ivre pour se relever de lui-même, se roulait dans la boue, il en buvait, il en mangeait, pour vomir ensuite des flots d’injures et de blasphèmes.

À la ronde on riait à se tenir les côtes.

Et de tous les coins de la basse-ville arrivaient des grappes de curieux. Cinq cents personnes entouraient le trou de boue dans lequel pataugeait l’ivrogne.

Foxham, voyant que nulle main secourable ne se tendait vers le pochard, dépêcha deux soldats à son aide ; mais en même temps il chargeait quatre autres soldats d’aller arrêter le canadien qui avait lancé l’écossais dans le trou.

Le pochard fut tiré de son cloaque et emmené sans que personne n’eût rien à redire naturellement. Mais lorsque les quatre soldats voulurent mettre la main sur l’ouvrier canadien, ce fut une autre affaire : cinq cents voix menaçantes s’élevèrent pour protester, puis la masse humaine se resserra vivement autour des quatre soldats.

Croyant ses hommes en danger Foxham commanda à son bataillon de charger la foule et de la disperser. Les soldats se mirent en marche, le fusil en avant, la baïonnette au clair.

Une imprécation de colère jaillit de la bouche du peuple qui se massa davantage pour faire barrière aux soldats anglais. Des gamins, des ruelles avoisinantes, lancèrent aux soldats des pierres.

Très irrité, Foxham commanda un feu de mousqueterie.

Mais au moment où les soldats épaulaient leurs fusils, au moment où l’ordre de l’officier anglais faisait éclater parmi le peuple une fureur terrible, et au moment où ce peuple allait se jeter contre les balles et contre les baïonnettes, une voix française, forte et vibrante, domina tout à coup les cris et les clameurs :

— Frères canadiens, l’heure n’est pas venue de chasser de notre patrie cette soldatesque étrangère… dispersez-vous !

Au son éclatant de cette voix le silence s’était fait. Tous les regards, ceux du peuple et ceux des soldats anglais, s’étaient fixés sur un jeune homme qu’on apercevait juché sur le comptoir d’un maraîcher.

Ce jeune homme paraissait avoir de vingt-huit à trente ans. Il était grand, bien fait, et sa taille athlétique paraissait douée d’une vigueur peu commune. Il était même élégant, drapé qu’il était dans une sorte de lévite grise dont les larges basques tombaient jusqu’à ses genoux. Il portait une culotte noire, des guêtres à ses jambes et des souliers à cuir verni à ses pieds. Sur sa tête était posé un chapeau de feutre noir, de forme ronde et à larges bords. L’un des bords était relevé et retenu à la calotte du chapeau par une rosace blanche au centre de laquelle jaillissait la fleur éclatante d’un lys rouge. Sur ses épaules tombaient les longues boucles de cheveux châtains et soyeux. Ses yeux étaient très noirs, très mobiles, très perçants. Sans être provocante, son attitude était digne et grave… il imposait, il dominait.

Or, le peuple regardait ce jeune homme non pas tant avec admiration comme avec stupeur… la stupeur était inouïe, car le peuple demeurait comme statufié.

Peu à peu, cependant, les bouches comprimées par l’étonnement se mirent à remuer tout bas, un souffle circula, et l’on aurait pu saisir ces paroles à peine balbutiées :

— Quoi ! c’est Saint-Vallier ?

— Mais non… ce n’est pas possible !

— Il est prisonnier aux casernes des Jésuites depuis un an !

— Pourtant… si je n’ai pas la berlue, c’est lui !

— Je le reconnais bien aussi !

— Ah ! c’est donc lui, le fameux Saint-Vallier ?

— Ça, au moins, c’est un brave !

— Quel homme… pour avoir trouvé le moyen de sortir de son cachot !

— Ça m’étonne pas mal… on ne sort pas ainsi des Cachots d’Haldimand !…

Pendant que ces commentaires étaient chuchotés d’une oreille à l’autre, le jeune homme, de son point d’élévation, avait jeté un regard ardent vers le balcon de l’auberge où se tenait toujours, comme indifférente à tout ce qui se passait sous ses yeux, la belle jeune