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élevé une sorte de blockhaus au sommet duquel flottait le drapeau anglais. Là aussi était nombreuse et bruyante la foule d’artisans, de bourgeois, de paysans et de matelots. Là, se tenait le grand commerce ainsi que sur les rues adjacentes : c’étaient les étaux de bouchers, les commerçants en quincaillerie, les marchands d’épices, les boutiques de ferronnerie, les pâtisseries, les boutiques à rayons ; et il y avait les maréchaux ferrants, les serruriers, les armuriers, les horlogers ; et il y avait quantité d’auberges, de tavernes, de cabarets… il y avait même des lupanars, des tripots, des maisons d’agences louches, des bureaux de recrutement militaire, et tout ce mélange hétéroclite se voisinait, se touchait, se serrait, s’étreignait, s’embrassait…

Sur la place même étaient rangées des charrettes pleines de denrées, de fruits, de céréales, C’étaient des cultivateurs qui faisaient le « commerce de gros », ils vendaient en bloc aux commerçants de la ville les plus offrants. Mais au travers grouillaient les marchands d’oignons, les mendiants qui tendaient le chapeau ou l’écuelle, les diseuses de bonne aventure qui, pour « un tout p’tit chelin », vous annonçait l’arrivée d’une fortune, mais ce qu’il y avait surtout, c’étaient les « yeux » d’Haldimand, c’est-à-dire les mouchards, les agents secrets sans scrupule chargés de fournir les Cachots…

Car, disons-le, c’était comme un temps de « terreur » qui régnait sur le pays et sur la ville : pour une parole, un geste, un regard, on vous rapportait au « Conseil », on mettait votre nom sur une liste, puis l’on dépêchait à votre domicile un officier et quatre soldats. Souvent l’heure ne s’était pas écoulée entre « la parole » dite et l’arrestation ! Pour une suspicion on ouvrait un cachot et l’on y jetait un malheureux. Il était même dangereux de penser…

Et pourtant les affaires se faisaient et les bouches riaient. Voulait-on narguer les tyrans ? Peut-être…

Le bataillon anglais s’était donc arrêté sur la place, dos au blockhaus, face au peuple, l’arme au pied. L’officier qui commandait, c’était le lieutenant Foxham qui avait arrêté Du Calvet le lundi de la même semaine.

Une fois le bataillon au repos, il passa devant comme pour en faire la revue. Puis il se tourna vers la place pour scruter le peuple qui s’y massait.

Alors son regard s’éleva vers le balcon d’une auberge située de l’autre côté de la place, et il tressaillit.

Son regard venait d’apercevoir une jeune fille qui, seule, s’accoudait à la balustrade du balcon et laissait errer ses grands yeux bruns et brillants sur la cohue en bas. Elle portait un costume de velours bleu foncé passementé de soie blanche. Une fourrure de renard bleu entourait son cou, ses mains étaient gantées de blanc et l’une d’elles tenait une petite longue-vue que, de temps à autre, elle promenait ou sur la foule remuante ou sur le fleuve, vers les navires de guerre. Sur la masse épaisse de beaux cheveux châtains était posée une petite toque de fourrure sans ornement. On pouvait deviner que sa taille était souple, élancée, et chacun de ses gestes était empreint d’une grande distinction.

Foxham jeta à cette jeune fille un long regard d’admiration. À cet instant l’inconnue regardait du côté de la rue Champlain. Puis, peu après, elle ramena ses regards sur la place, et elle remarqua que l’officier anglais la regardait.

Elle inclina légèrement la tête et sourit.

Foxham rougit vivement, frémit imperceptiblement, puis tira son épée et fit le salut militaire.

La jeune fille lui sourit encore, puis de nouveau reporta ses yeux du côté de la rue Champlain.

À cet instant il se produisit non loin de la place un incident qui, de comique qu’il parut d’abord, faillit devenir tragique.

Un homme ivre était sorti de l’auberge et, en titubant, s’était fait un chemin parmi le peuple. Mais à tout instant il était rudoyé par celui-ci, bousculé par celui-là, et l’homme pestait et jurait en une langue anglaise qui sentait fort l’écossais. Lorsque la bousculade était trop forte, l’ivrogne jetait un juron retentissant contre tous les « frenchmen » du pays.

Des rires et des lazzis lui répondaient.

Comme il était gros et court, on entendait :

— Hé !… tu vas crever ton tonneau !

S’il crachait en marchant et titubant :

— Ah ! ça, il perd son vin l’animal !

S’il jurait trop haut :

— Ah ! mais, dites donc, on a oublié son bouchon !

— C’est tant mieux… S’il fallait qu’il soit bouché, il péterait comme une vessie !

De longs éclats de rire se déroulaient et dominaient le brouhaha.

Passé la place et en entrant dans la rue