il moyen de tuer à la fois et le lion et le lionceau !…
III
SAINT-VALLIER
Ce matin du 30 septembre 1780 le soleil s’était levé radieux, printanier, presque chaud. La brise d’ouest chassait dans le grand ciel bleu les derniers nuages qui avaient obscurci durant huit jours cieux et terre, et ces nuages, ouatés et tout blancs, fuyaient vers les horizons du nord et de l’est comme de grands oiseaux à tire-d’aile.
Québec, du haut de son promontoire, semblait se réchauffer et se réjouir dans l’étincellement de lumières tièdes et joyeuses qui l’inondaient. Oui, durant huit longs jours elle avait grelotté, muette et morne, sous l’avalanche de pluies torrentielles et dans les rafales mugissantes et glaciales des vents du nord-est. Dans ses rues les eaux du ciel avaient coulé et rugi par torrents, creusant les ruisseaux, traçant des canaux sinueux, ouvrant presque des ravins, charriant les déchets et des débris quelconques et dévalant vers la ville basse, vers le fleuve et vers la rivière Saint-Charles. Durant ces huit jours les citadins, claquemurés dans leurs habitations, n’avaient cessé d’entendre le crépitement de la pluie sur les toits, les rugissements de la bourrasque, le grincement des volets sans cesse secoués, le crissement de l’eau dans les gouttières. Or, ce soleil très lumineux, cette brise douce et tiède, le grandiose firmament qui étalait sa voûte d’azur toute remuante d’innombrables arabesques rouge-et-or que décrivaient largement les rayons du soleil, c’était, tout cela, comme une renaissance, une vie nouvelle qui apportait à l’homme l’espoir et la joie. Et cette joie s’attachait non seulement aux êtres vivants, mais aussi aux choses inanimées, et l’on pouvait voir les toits des maisons, à formes et de couleurs multiples, les clochers, les dômes, les tourelles se sécher avec la plus parfaite béatitude dans la vive lumière du jour nouveau ; au-dessus planait une légère vapeur que la brise emportait ensuite avec les nuages.
Toute la population avait franchi le seuil de sa porte, elle s’était, en joyeuse avalanche, déversée dans les rues, et elle avait empli l’espace serein de ses rumeurs gaies.
L’animation était plus vive en la basse-ville vers laquelle coulait un flot pressé de citadins. Car c’était jour de marché, et en ces jours, la population faisait ses affaires et s’égayait en même temps comme aux jours de grande fête. De la Porte du Palais jusqu’à l’extrémité de la rue Champlain la basse-ville était envahie, assiégée ; les rues et les ruelles étaient prises d’assaut par la tourbe exubérante. Les exclamations joyeuses retentissaient de toutes parts, les rires fusaient, montaient, s’égrenaient longuement. Des commères sur le pas de la porte discutaient à voix haute, disputaient souvent, commentaient ci et ça :
— On n’a eu un temps, hein !
— Un vrai déluge !
— J’ai cru que c’était la fin du monde !
— Ça pourrait pas être pire !
La voix française retentissait, haute et fière sous le drapeau anglais qui flottait aux tourelles du Château Saint-Louis.
Des enfants, tête nue, pieds nus, tout barbouillés, couraient dans les ruisseaux, lançaient leurs clairs et gais ramages, barbotaient, se taquinaient. Des ouvriers formaient des groupes sur l’angle de la ruelle et de la rue, parlaient de leurs chantiers, critiquaient les patrons, pestaient contre les gages qu’on leur payait. Les passants se frayaient un chemin difficile au travers de ces groupes d’hommes, des ribambelles de marmots sales et déguenillés, et dans l’eau et la boue. Des charrettes de paysans, traînées lentement par les bœufs roux, noirs, blancs ou bigarrés au joug, cahotaient, enfonçaient dans les ornières, grinçaient, crissaient. Et passants et charrettes semblaient suivre une même direction, c’est-à-dire l’ouest, vers la rue Champlain.
La rue Champlain était en effet, à cette époque, le lieu de rendez-vous des paysans de la campagne qui venaient offrir aux citadins de Québec les produits variés de leurs champs. Ceux de la rive sud y venaient sur des barques légères qu’ils poussaient de l’aviron. Le plus souvent, plusieurs paysans se joignaient ensemble, cotisaient la somme d’argent nécessaire, racolaient un pêcheur ou un marin quelconque et se faisaient transporter, eux et leurs marchandises, sur la rive gauche. Alors, ils installaient des comptoirs, louaient des baraques et débitaient au meilleur compte possible leurs marchandises.
Ce matin du 30 septembre, qui était un samedi, la rue Champlain offrait un spectacle très curieux.
D’abord, il n’y avait pas à s’y faire jour sans jouer rudement des coudes.
Si la rue Champlain attirait plus que les autres endroits de la ville, c’est parce que c’est là que se faisait le débit des légumes, fruits, viandes et poissons, et c’est là que