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connaître notre caractère et nos besoins, mais par des hommes de notre langue et de notre mentalité.

— C’est merveilleux, sourit Mme  Du Calvet qui professait pour son mari la plus belle admiration.

— C’est logique, sensé et juste, et vous comprendrez que c’est le plus sûr moyen de préserver la race du contact des étrangers et de lui conserver ses grandes traditions.

— Vous avez parfaitement raison, mon ami.

— Et j’ajoute, poursuivit Du Calvet en s’animant, que ce serait l’unique remède de faire disparaître de notre population française les éléments de discorde qui naissent, et de lui ôter de l’esprit cette idée absurde d’embrasser la cause américaine et d’accepter de vivre sous des lois et un régime pas plus en compatibilité avec son caractère que ne le sont les lois et le régime anglais. Croyez bien que les Canadiens s’imaginent aller à la conquête d’un autre pays, d’une autre terre où ils pensent trouver le bien-être et la sécurité qu’en ce moment ils doutent d’avoir en leur terre canadienne. Mais c’est une grave illusion. Lorsqu’on se donne un maître, on s’attache une chaîne ; il arrive ensuite qu’on ne puisse se dérober aux caprices ou aux fantaisies du maître, et l’on arrive aussi à constater que la chaîne qu’on avait cru fragile ne se brise pas.

Les Américains ont suffisamment démontré, pour que nous voyions clair, aux peuples de la terre qu’ils entendent devenir et demeurer des maîtres chez eux, ce dont nous ne saurions les blâmer ; mais alors que deviendront nos Canadiens ? Observez qu’ils ne seront qu’une poignée, qu’on ménagera beaucoup, si vous voulez, pendant un certain espace de temps, et pour qui on semblera avoir beaucoup de sympathie et d’amitié. Mais viendra le jour où se fera sentir la nécessité de l’unité politique, unité indispensable pour assurer la solidité constitutionnelle de nos voisins, pour fortifier leur industrie, pour étendre leur commerce, pour rendre leur pays puissant et inattaquable. Or, si je vois bien au fond des choses, la construction de l’unité politique ne pourra que faire germer parmi les groupes ethniques des mécontentements, des dissensions, des désaveux, des révoltes. Pourront alors éclater les guerres fratricides, guerre de race, guerre de religion, que pourra suivre ensuite tout un cortège de calamités. L’établissement dans un pays hétérogène de l’unité politique est toujours un problème difficile et fort souvent impossible de solution. Que d’exemples n’avons-nous pas dans les vieux âges ! En plus, pourra aussi surgir chez nos voisins la doctrine de l’unité religieuse. Voilà encore un grave problème que devrait envisager la population canadienne si profondément catholique. Est-ce que nous n’en savons pas quelque chose, nous ? N’avons-nous pas assez souffert, nous protestants, dans notre France où, après la Réforme, l’on voulut rétablir l’unité religieuse ? N’avons-nous pas, pour éviter la persécution, fui notre patrie ? Et remarquez que nous étions chez nous, dans notre pays, dans notre France, et que nous y étions de beaucoup plus forts que ne le seront jamais dans les États voisins nos compatriotes français du Canada.

Voilà donc le terrible danger qu’il importe de prévoir et de prévenir, si nous voulons conserver à la race ce beau pays qui ne cesse de me rappeler la chère France !

Du Calvet s’arrêta pour regarder son fils, qui l’écoutait très attentivement, et lui demander :

— Dis-moi, Louis, si tu ne penses pas de même !

— Mon père, répondit le jeune homme, vous ne pouvez mieux dire. Le grand danger qui menace la race française en ce pays de l’Amérique, alors qu’elle se trouve entourée d’éléments étrangers d’un nombre très supérieur, c’est l’assimilation. Pour nous, au Canada, il n’y aura aucun danger sérieux du moment que nous demeurerons groupés, et ce danger aura disparu presque entièrement le jour où la race française aura reçu une constitution basée sur les principes que vous émettez dans votre projet. Mais pour le groupe canadien actuellement établi en Nouvelle-Angleterre, et pour ceux des nôtres qui seraient tentés de nous abandonner pour fuir une domination étrangère qui leur pèse trop, le danger, tout inapparent qu’il peut être, n’existe pas moins. Si nous basons notre jugement sur les promesses faites et réitérées des envoyés américains, nous pouvons constater que la brioche qu’on nous offre est toute couverte de sucre. Nécessairement viendra le jour où le sucre aura fondu dans les bouches trop hâtives aujourd’hui de se refermer sur l’appât, et ce jour-là la brioche aura séché et se sera aigrie. Malheureusement, on se sera accoutumé peu à peu à mordre dedans, et l’on finira par croire que le pain américain était meilleur que le pain canadien. Et voilà la première étape de l’assimilation.

— C’est bien ainsi que j’appréhende cette étape, dit Du Calvet avec admiration.

— Il est d’autant plus facile pour nous de