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LE SIÈGE DE QUÉBEC

sujet, pourtant très intéressant, parce que nous aurons le plaisir d’y ramener plus tard le lecteur.

Pénétrons dans l’une de ces baraques. Celle-ci, un peu à l’écart des autres, s’appuyait contre la falaise même et paraissait s’aplatir misérablement sous la masse grise et puissante du Fort qui la dominait de cent coudées.

C’était ce jour même où les Anglais étaient apparus en face de l’Île d’Orléans, et c’était un peu après la tombée de la nuit.

L’unique et basse pièce de l’intérieur était éclairée par une bougie de cire jaune collée sur l’extrémité d’un morceau de bols taillé un peu en forme de bougeoir. Ce bougeoir était placé vers le centre d’une table basse et sale. De chaque côté de cette table et assis sur des escabeaux se trouvaient deux vieillards, un homme et une femme. L’homme avait à sa gauche le bougeoir, à sa droite un coffre de bois de chêne bien lamé de fer et devant lui un tas de pièces d’or et de pièces d’argent. Un peu à l’écart de l’or et de l’argent était un autre tas, mais plus petit, de la monnaie de papier de ce temps.

Autour d’eux et autant que la faible clarté de la bougie pouvait suffire, on réussissait à découvrir l’ameublement misérable de la masure et tout un amoncellement de choses et d’objets de rebut, tels que vieux ustensiles, vieilles ferrailles, outils hors de service, des guenilles et des haillons, bref un peu de tout ce que ramasse de nos jours le chiffonnier.

L’homme, avec ses longs cheveux blancs et sa grande barbe blanche, par la décrépitude de tous ses membres, paraissait avoir atteint quatre-vingt-dix ans pour le moins. La femme, bien que très grisonnante et très ridée, avait un air plus jeune : on ne lui aurait pas donné plus de soixante-dix ans. Lui, comptait une à une les pièces d’or qu’il disposait en rouleaux de vingt pièces ; elle, recomptait méticuleusement les vingt pièces, les roulait dans un morceau d’étoffe, puis les plaçait précieusement dans le coffre.

Et tous deux, à voix basse et geignante, faisaient le compte après que chaque rouleau avait été déposé dans le coffre.

Après les pièces d’or, ce fut le tour aux pièces d’argent. Ces deux êtres paraissaient prendre un plaisir puissant à faire ces additions, à remuer de leurs doigts grêles et crochus ces pièces de métal qui rendaient un son divin à leurs oreilles. Toute leur existence passée et à venir, toute leur joie, tout leur bonheur étaient là dans cette fortune qu’ils avaient amassée sou à sou à quémander pendant quarante ou cinquante ans. Ils n’avaient vécu, en se privant de tous biens et de tous plaisirs, que pour amasser cet or, comme si cet or pouvait les nourrir, comme s’ils allaient pouvoir l’emporter dans l’autre monde pour en jouir !

Nous ne saurions dire combien de temps ces deux avares avaient dépensé à compter cette fortune, à la tripoter de leurs doigts, à s’en réjouir la vue et l’esprit ; mais enfin le dernier rouleau fut additionné et placé dans le coffre qui se trouva presque plein.

Il était passé huit heures du soir.

— Eh ben ! ma vieille, fit le vieux en soupirant avec contentement, nous avons tout ce qu’il faut pour s’en retourner en France et y vivre tranquilles comme de bons bourgeois !

Ah ! voilà donc quel avait été le but de ces deux miséreux : vivre comme de bons bourgeois ! Quelle affreuse moquerie ! Ils oubliaient qu’ils avaient vécu en gueux et qu’ils allaient mourir de même ! Ils oubliaient que la mort, à l’âge où ils étaient arrivés, leur tendait les bras ! Ils demeuraient tellement fascinés par la vue de l’or et par le sentiment des jouissances qu’il pouvait leur procurer, qu’ils s’égaraient dans la chimère !

Et la femme de répliquer avec un sourire atroce ;

— Oui, vieux, nous possédons trente-deux mille louis !

Les yeux de la vieille étaient encore tout jaunes de la couleur des louis d’or.

— Tu oublies, vieille, reprit le vieillard les mille louis que nous a promis le capitaine Vaucourt pour les bons soins que nous avons donnés à son enfant, ce qui fera bien les trente-trois mille !

— On ne les a pas encore, vieux.

— On les aura, puisqu’il les a promis.

— Eh ben, puisque tu le veux… N’empêche que je trouve drôle qu’il nous ait donné seulement cent livres de suite ; quand on veut donner mille louis, on les donne, on ne les promet pas !

— Mais tu sais bien, pauvre vieille, qu’on ne porte pas comme ça mille louis sur soi ! Est-ce qu’on les porte nous ?

— Tu as peut-être raison, soupira la femme. Tout de même ce capitaine Vaucourt ne me revient pas, et l’on aurait dû exiger de suite les mille louis.

— Je ne dis pas le contraire. Mais à présent que la chose est faite, il faudra bien attendre qu’il revienne, demain comme il a dit. Et, en attendant, il faut mettre notre fortune à l’abri des voleurs et des Anglais surtout.

— Ah ! oui, des Anglais surtout ! répéta la vieille femme, avec un regard farouche dans une direction qui pouvait être l’Île d’Orléans.

Le vieux se leva.

— Tu vas m’éclairer, dit-il à sa femme.

Elle prit le bougeoir.

Lui, alla dans un coin choisir une bêche dans un tas de vieux outils, revint à la table, prit le coffre et dit encore :

— Ouvre la trappe !

La femme obéit.

Chose curieuse, ce vieillard décrépit manifestait encore une force prodigieuse à le voir porter presque sans effort ce coffre lourd de pièces d’or et d’argent.

Il jeta la bêche dans le trou de la cave et avec le coffre il s’engagea dans l’escalier vermoulu et craquant qui y conduisait. La femme suivait élevant la bougie pour éclairer la descente.

En bas, sur un sol humide, le vieillard déposa son coffre et commanda à la femme.

— Referme la trappe !

Elle obéit encore docilement. Elle laissa retomber doucement le panneau, puis elle vint