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LE SIÈGE DE QUÉBEC

XIX

LE TRÉSOR DU PÈRE RAYMOND


Avant de suivre l’historique de notre récit, il est deux personnages qui, le lendemain de ce jour, allaient jouer sur les Plaines d’Abraham un rôle presque héroïque et qu’il importe de retracer : nous voulons parler de Pertuluis et Regaudin.

Notre lecteur n’a pas oublié la bonne raclée que leur avait fait administrer Flambard en la taverne de la mère Rodioux, au commencement de cette même nuit. Les deux pourfendeurs avaient réussi à échapper à la mort, en se ruant au travers de l’unique croisée du cabaret. Ils s’étaient jetés dehors, éperdus, fous, éclopés, presque agonisants, mais surtout honteux et enragés de haine et de vengeance.

Au moment où ils allaient aborder la rue Sault-au-Matelot, ils se heurtèrent tous deux à la garde de ronde que commandait le vicomte de Loys. Mais ils exécutèrent un presque volte-face et décampèrent dans la direction opposée, au travers d’amoncellements de ruines et de décombres et se perdirent dans les ténèbres. Après un quart d’heure d’une course échevelée, ils s’arrêtèrent hors d’haleine devant une baraque à demi démolie au pied de la falaise et sous le Fort Saint-Louis. Et, par crainte d’être découverts par le guet, ils se réfugièrent dans les décombres de la hutte, s’assirent au hasard sur des débris et se mirent à éponger leurs fronts en sueur.

Ventre-de-Cochon ! gronda Pertuluis, quel savon !

Biche-de-Bois ! hoqueta Regaudin, j’en ai le gosier tout déchiré et tout meurtri par son âcreté !

— Si nous avions seulement un carafon ou deux ?

— Plutôt deux qu’un… jamais en ma vie je n’ai eu tant soif !

— Et moi, donc, reprit Pertuluis, il me semble que j’ai mangé tout le sel de la mer !

— Comme moi… J’ai du feu dans l’estomac, biche-de-biche !

— Sais-tu, Regaudin, que je boirais les sueurs d’un ivrogne ?

— Sais-tu, Pertuluis, que pour étancher ma soif je boirais le verre d’un carafon sec ?

— C’est vraiment affreux une telle soif ! murmura naïvement Pertuluis. Mais un carafon sec.

— C’est que, sourit tristement Regaudin, je m’imaginerais que le dit carafon est encore tout plein d’une suave et exquise eau-de-vie.

— Ah ! ah !

Les deux compères demeurèrent silencieux et songeurs.

Ce silence fut rompu peu après par Regaudin.

— Pertuluis, dit-il, oublies-tu que nous venons de contracter une dette envers ce galeux de Flambard ?

— Non, répondit en frissonnant Pertuluis, j’y pense. Déjà je médite de lui manger les yeux, ventre-de-crapaud.

— Et la langue !

— Et le cœur !

— Et le ventre !

— Demain, reprit Pertuluis avec un accent farouche, oui, pas plus tard que demain, j’en ferai un massacre entier de ce bretteur d’enfer !

— Oui, demain nous en ferons un pain d’épices ! Ah ! le chien, traiter de la sorte deux grenadiers du roi ! Pertuluis, je me plaindrai au roi !

— Regaudin, j’écrirai à Monsieur de Berryer !

— J’irai à Madame de Pompadour pour lui dénoncer ce farceur de Flambard !

— Oui, ce farceur qui nous a dénoncés au roi pour nous faire pendre !

— C’est lui que le roi pendra ou fera pendre, quand il saura !

— Enfer et Satan ! jura Pertuluis, Je lui ferai expier cette fessée et cette soif tant et si bien que je le verrai se rouler à mes pieds dans la poussière et me crier merci !

— Foi de Regaudin, je le martyriserai de telle sorte qu’il devra souhaiter les tortures qu’infligent les sauvages. Je lui ferai suer eau et sang, tant et si bien que je m’en abreuverai à me soûler le reste de mes jours…

Pan ! pan ! pan !…

Pertuluis sauta en l’air.

Regaudin poussa un cri d’épouvante.

Pan… pan… pan !

Des hauteurs de Lévis les canons anglais crachaient leurs boulets sur la basse et la haute-ville… ces terribles boulets dont on avait un peu perdu le souvenir depuis un mois. De même que notre compère Regaudin, la population de la cité s’était trouvée sur le coup glacée par l’effroi et la surprise. Car depuis l’effroyable bombardement du mois de juillet alors que toute la ville, haute et basse, avait été détruite presque en entier, on ne pouvait supposer que les Anglais recommenceraient de jeter leurs boulets et leurs bombes sur la capitale. Que pouvait-il leur rester à détruire, que quelques maisons et baraques qu’on avait raccommodées à la hâte ? Le reste, c’est-à-dire les grands édifices avaient été abandonnés ; plusieurs n’étaient que des murs troués, crevés, défoncés. Pour les réparer ou les relever on attendait que les Anglais fussent partis ! Les citadins, pour la plupart, vivaient dans leurs caves. Oui, à quoi bon bombarder un tas de débris ? Ah ! oui, on se le demandait avec étonnement, mais aussi avec terreur !

Mais il faut croire que les Anglais avaient leur but !

Pertuluis avait grommelé :

— Ces Anglais sont-ils stupides un peu, Regaudin… vois, il n’y a que des débris partout !

Des boulets de fer tombaient sur les cahutes avoisinantes déjà détruites et achevaient de les détruire en poussière. Des bombes éclataient avec un fracas terrible, faisant trembler terre et ciel, et les deux grenadiers entendaient pleuvoir au-dessus de leurs têtes des débris de toutes sortes.

Un projectile vint s’abattre sur ce qui restait du toit de la baraque qui les abritait ; il se produisit un craquement sinistre, et, avec un bruit infernal, toit et murs s’écroulèrent.

— À la cave ! rugit Pertuluis.

— À la cave ! répéta Regaudin.