Mme Péan venait de se laisser choir, blême et tremblante, sur une banquette près de là, elle défaillait. Dix fois, elle avait failli s’évanouir depuis le commencement de cette scène, mais elle avait résisté pour ne pas laisser voir sa faiblesse, son trouble, son émoi.
Une minute les canons ennemis firent silence, et ce silence devint si imposant qu’il mit une sorte d’effroi dans le cœur de nos personnages.
— Eh bien ? interrogea Flambard au soldat toujours sous le péristyle.
— Le commandant Vergor m’envoie informer Monsieur l’Intendant, répondit le soldat, que les Anglais occupent les hauteurs de l’Anse au Foulon.
Flambard frémit.
Un murmure circula, d’étonnement ou de joie, le spadassin n’aurait pu le traduire.
Mais il vit Bigot sourire, et d’un sourire qu’il crut comprendre.
Mme Péan, à demi affaissée sur la banquette, cria :
— Les Anglais au Foulon !… Ô mon Dieu ! mon pressentiment !
Bigot s’élança vers elle, comme pour la réconforter et la soutenir.
Un autre murmure s’éleva parmi les invités de l’intendant, tandis que tous rentraient dans les salons par groupes confus. Cadet allait les suivre pour laisser seuls Bigot et Flambard se débrouiller comme ils l’entendraient. Il grommela à un courtisan qui lui offrait son bras :
— Ces diables d’Anglais, je les avais oubliés !… Et les quatre cents sacs de farine…
Bigot s’élança sur lui, lui saisit un bras et rugit sourdement :
— Tais-toi, misérable, tais-toi… ne vois-tu pas Flambard ?
Cadet ricana lourdement et s’en alla.
Flambard, après avoir refermé la porte, revenait vers l’intendant qui, penché sur Mme Péan, lui murmurait des paroles d’encouragement. Des domestiques et des gardes demeuraient encore là, prêts à obéir à un ordre, à un geste, de leur maître. Derrière l’escalier, plus loin, quelques jeunes femmes s’entretenaient à voix basse, et leurs regards se reportaient de temps à autre vers Bigot et Mme Péan.
L’intendant, en voyant le spadassin revenir à lui, se redressa, et, plus hautain que jamais, dit :
— Je croyais que votre mission était terminée ?
— C’est vrai, monsieur, sourit Flambard. Mais avant de m’en aller je veux vous dire ceci : l’heure est grave et terrible et elle commande le devoir à tout soldat du roi ! Je m’en vais, mais nous nous reverrons. Nous nous reverrons, parce que je ne veux pas qu’il soit dit que les traîtres ont échappé au châtiment qui leur est dû.
— C’est une menace ? demanda froidement Bigot.
— Oui.
— Eh bien ! monsieur, allez ! Si vous avez des torts à redresser, faites ! Si vous avez des amis à venger, vengez-les ! Si vous avez à frapper, frappez !
Bigot le défiait, bras croisés, ironique, hautain, mordant. Comme d’habitude il était sans arme.
Flambard répliqua :
— Certainement, je me suis juré de frapper, je frapperai ! Je pourrais vous frapper de suite, mais je ne suis pas un meurtrier, je ne saurais tuer de sang-froid un homme désarmé. Ensuite, tuer comme ça, d’un coup, ça ne vaut pas la peine. Je désire mieux que cela. Aussi, je vous le dis, j’aurai mon heure !
Et, en ayant votre heure, ricana Bigot, vous pensez que vous aurez l’avantage contre l’intendant-royal ?
— J’aurai sûrement l’avantage, parce que, alors, cet intendant ne sera plus dans la main protectrice d’une Pompadour ! Prenez garde, monsieur, et adieu !
Flambard s’en alla, laissant l’intendant tout secoué de colère et d’épouvante. Bigot se rappelait tout à coup les termes sévères contenus dans une lettre à lui écrite par le ministre de la marine, Berryer, et Berryer était une créature de Mme de Pompadour. Oh ! ce Flambard damné viendrait-il secouer et renverser un édifice que lui, Bigot, croyait, suffisamment solide pour résister à toutes les poussées, à tous les chocs, à toutes les tempêtes !
Bigot sentit une seconde la peur l’effleurer. Il se réfugia près de Mme Péan. Plusieurs jeunes femmes entouraient celle-ci. Des serviteurs réparaient les désordres du vestibule. Les gardes enlevaient les cadavres de leurs camarades tués presque net par le lustre que leur avait lancé Flambard, cependant que celui-ci gagnait la porte d’un pas sûr. Comme il y arrivait, une femme se glissa au travers des serviteurs, et se penchant à l’oreille du spadassin, murmura :
— Je pense que l’enfant a été déposé cette nuit sur le bord d’une route par Deschenaux !
— Deschenaux ! se dit Flambard en tressaillant. Tiens ! comment se fait-il que je n’aie pas aperçu ce coquin ici ?
Il voulut interroger cette femme. Mais il s’aperçut qu’elle s’éloignait déjà et se perdait dans le fond du vestibule.
— Sur le bord d’une route… a dit cette femme. C’est bon, je chercherai !
Il sortit.
XVIII
À L’ANSE AU FOULON
Flambard marcha quelque temps dans la nuit obscure, puis il s’arrêta pour prêter l’oreille un moment aux bruits de tonnerre qui remplissaient l’espace, et pour réfléchir. Les canons de la flotte ennemie tonnaient sans cesse, de même que les batteries postées sur les hauteurs de Lévis : les premiers lançaient leurs projectiles sur le camp de Beauport, les secondes bombardaient la cité. Déjà des lueurs d’incendie, du côté de la ville, illuminaient le ciel noir, et de sourdes rumeurs se mêlaient aux bruits de la canonnade.
Immobile sur la route déserte, Flambard demeurait indécis. Allait-il gagner la cité, ou se diriger vers Beauport ? Les Anglais allaient-ils attaquer par Beauport ? Mais un soldat ne