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LE SIÈGE DE QUÉBEC

neur dans la boue ? N’était-ce pas inimaginable ? Et pourtant, cela était : Fernand de Loys venait de s’engager dans l’autre voie, celle qui conduit aux grandes et nobles actions, celle qui a pour enseigne : justice, devoir, honneur !

Une image, la vision d’une image avait suffi pour faire changer de route le jeune homme, pour l’arracher du bourbier sur lequel il s’était affaissé : l’image de Marguerite de Loisel !

Si nous revenons sur nos pas d’une année, en ce mois d’octobre où le vicomte Fernand de Loys avait, à l’Hôpital-Général, frappé Jean Vaucourt d’un coup de poignard, nous retrouvons trois jours après cet attentat le vicomte dans sa garçonnière et allongé sur un divan de son petit salon.

Pâle et sombre, il médite. Il croit qu’il a tué Jean Vaucourt, il y croit d’autant plus que Marguerite de Loisel l’en a accusé :

— C’est vous qui l’avez tué ! avait-elle dit.

Cette accusation avait fait sur lui l’effet d’un coup de foudre : il avait été atterré. Et, à présent, cette accusation pèse étrangement sur lui, sur son esprit bouleversé, elle pèse sur sa conscience ! Il revoit sans cesse Marguerite, livide, grave, terrible… Il entend sa voix accusatrice ! Il entend cette voix sévère qui, naguère, lui avait murmuré des paroles d’amour ! Et cette réminiscence le torture plus que le remords de son crime. Il glisse une main dans une poche intérieure de son habit et tire un parchemin. Il le déploie et le parcourt des yeux. Ce parchemin, c’est celui que, par mégarde, Marguerite avait laissé tomber près de la porte de sa cellule à l’Hôpital : de Loys l’avait promptement relevé. Et ce parchemin, c’était l’acte de naissance de Marguerite, de Marguerite issue du mariage du vrai Baron de Loisel avec Marguerite de Chabannes, de Marguerite noble, et non issue de la roture, de Marguerite qu’il a retrouvée plus belle que jamais, de Marguerite que, sans le savoir, il n’a pas cessé d’aimer !

De Loys a voulu haïr cette fille, qu’il avait pensé la fille de Lardinet, il a voulu la bafouer, la jeter dans l’égout comme une épave sordide, et pourtant, au tréfonds de son être vivait un souffle d’amour pour cette fille ! Maintenant, il entend bruire ce souffle d’amour, il le sent, il en est secoué, et, avec un long tressaillement, il s’avoue qu’il aime Marguerite ! Cet amour lui paraît tout à coup impétueux, le souffle se fait vent, rafale… c’est la folie de l’amour ! Oui, il aime, il lui semble qu’il aime éperdument ! Mais il aime avec honte ! Cet amour le fait rougir ! Marguerite est vertueuse, lui est débauché ! Elle est l’innocence, lui est le péché et le mal !…

Il souffre… Il revoit toute sa vie, et il comprend qu’elle n’a été qu’une souillure !

Alors que lui marchait dans le crime, qu’il piétinait dans l’ignominie, elle, s’élevait vers les clartés sublimes !

Il lui semble donc qu’un gouffre insondable le sépare à jamais de cette jeune fille, et cette pensée le jette dans un affreux désespoir ! C’est le châtiment des damnés : aimer Dieu, et ne pas le voir ! Et sa pensée devient un tel bourreau sur son cœur, le remords se révèle tellement atroce, que le vicomte, pour oublier, pour échapper, décide de se replonger plus avant dans les plaisirs, dans l’ignominie ! Cette décision est irrévocable : durant tout l’hiver qui suit il est de toutes les fêtes, de toutes les orgies, il a voulu s’engouffrer dans un déluge de débauches inouïes, alors que l’homme a rejeté tout ce qui le distingue de la bête, alors qu’il ne reste plus qu’un monstre… et, malgré cette effrayante plongée, l’image de Marguerite de Loisel est demeurée intacte dans son esprit ! Il résolut de tuer son esprit, afin de tuer cette image qui le suppliciait : il a plongé encore dans les pires bas-fonds, là où le vice fait peur au vice… Un matin, au moment où il remontait à la surface, un matin, après une nuit d’horribles joies, alors qu’il venait de rentrer chez lui avec son inséparable, le chevalier de Coulevent, deux hommes survinrent pour enfin mettre une fin à cette existence bestiale. Ces deux sommes sont Jean Vaucourt et Flambard. La vue seule de ces deux hommes est une condamnation : de Loys va mourir, il le sait, il le sent. Et Vaucourt arme un second pistolet, le premier ayant manqué. C’est fini, cette fois, car Vaucourt ne manquera pas deux fois ! De Loys, en cette seconde effroyable, voit l’au-delà, ce néant où l’on va revivre, autre monde, inconnu, mystérieux, qui sème l’effroi, qui glace d’épouvante, dont la vision tue et ressuscite à la fois, monde qui nous attire et auquel on résiste, monde sur la frontière duquel on s’agriffe désespérément pour rester en deçà… Oui, de Loys, a vu, et dans une seconde il a souffert une éternité… et il a déjà un pied sur la frontière affreuse ! Survient soudain Marguerite qui le sauve !…

Ce fut le miracle !

Le lendemain de ce jour, Fernand de Loys répudiait Bigot et sa bande, il allait à Monsieur de Ramezay qui le prenait à son service. Il venait de jurer de marcher désormais dans la voie du devoir et de l’honneur, il avait juré sur l’image de Marguerite de Loisel !

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Maintenant que nous savons comment s’était opérée cette transformation du vicomte Fernand de Loys, rendons-nous chez l’intendant Bigot où nous précéderons Flambard.

Les trois salons de l’intendant étaient remplis d’un monde énormément fastueux, une folle joie y régnait ! Là, on vivait, pendant que tout un peuple agonisait ! C’est le plaisir des grands et des puissants de danser sur la misère d’autrui, oubliant que le plus souvent ils dansent sur un abîme !

Depuis que les Anglais étaient apparus devant l’Île d’Orléans, Bigot et toute son escorte avaient abandonné la cité. Nous savons du reste que l’intendant avait incendié sa demeure de la rue Saint-Louis, pour effacer peut-être tous vestiges de ses désordres, pour qu’il n’en restât que des pierres calcinées incapables de dire ce qu’elles avaient vu et entendu. Dans cette maison de la rivière St-Charles il avait donné asile à tous ses amis dont, entre autres et surtout, Péan et sa femme. Cadet avait acheté, non loin de là, la maison de M. Pierrelieu retourné en France ; il y avait transporté