que vous connaissez tous, braves miliciens et matelots, est la tante et marraine de cet enfant ! Holà ! monsieur le Chevalier, parlez !
— Hé ! cria Pertuluis avec une arrogante colère, de quel droit accusez-vous de voleurs d’enfants deux grenadiers du roi ?
— Oui, appuya Regaudin avec un geste emphatique, nous sommes d’honnêtes et loyaux grenadiers et nous demanderons à notre Bien-Aimé le roi Louis XV de tirer vengeance de l’outrage qu’on nous fait subir !
Flambard pouffa, toute la salle éclata.
— Le roi, votre Bien-Aimé, reprit le spadassin, vous me paraissez en parler bien à votre aise. Écoutez, mes amis canadiens, écoutez ce que je vais vous lire !
Il tira d’une poche de son uniforme un parchemin quelconque qu’il déploya à la vue de tout le monde, de façon que tous les yeux purent voir un large sceau doré qui leur parut être le sceau royal, puis il lit posément à voix très haute et très nasillante :
Il est présentement enjoint et sous notre sceau royal au sieur Laurent-Martin Flambard, actuellement en notre service en Nouvelle-France, de prendre bien solidement au collet les deux grenadiers Pertuluis et Regaudin, de les conduire au gibet qu’il aura eu soin de dresser au préalable et de les y pendre proprement l’un et l’autre. Cela fait, nous engageons le dit Laurent-Martin Flambard à les éventrer comme il faut, à leur prendre le cœur et à donner ces cœurs à des pourceaux.
En entendant cette sentence royale les deux grenadiers jetèrent autour d’eux des regards éperdus, des regards fous d’épouvante.
— Vive le roi ! cria La Pluchette.
— Le gibet ! Le gibet ! clamèrent les miliciens et les matelots.
— Assurément ! répondit Flambard en glissant le parchemin dans sa poche. Auparavant, toutefois, il importe d’apprêter les deux gibiers. Je me souviens que ma grand’mère, venue la Fête de la Toussaint, tordait le cou à deux dindons de sa basse-cour pour les mettre à la broche. Mais avant de les embrocher, elle les apprêtait de façon particulière en les farcissant après les avoir plumés soigneusement. Eh bien ! ces deux oiseaux que vous voyez, nous ne les plumerons pas, vu que leurs plumes ne valent pas le diable ; mais nous les bourrerons à notre soûl.
Un rire immense retentit.
— Nous les farcirons, reprit Flambard, à ma manière à moi, c’est un essai que je veux tenter, une recette dont on parlera dans les siècles des siècles. Nous les farcirons, chacun de nous y allant de sa meilleure volonté, d’une raclée… mais d’une raclée comme n’en narra jamais l’histoire des raclées.
— Vive la raclée ! hurlèrent les matelots égayés.
— Avant, continua Flambard, et attendu que mon cœur de soldat n’est pas tourné encore tout à fait de pierre — tel le cœur de Monsieur Deschenaux — (et le spadassin jeta un coup d’œil entendu à Rose Peluchet) je vais pour la dernière fois essayer de convertir en les confessant ces deux pauvres pécheurs. Allons ! mes braves grenadiers, un bon mouvement de repentir, un aveu, et, foi de Flambard, je vous laisserai aller qu’à demi écorchés !
À la seconde même où Flambard terminait ces paroles, Pertuluis et Regaudin, comme deux fauves traqués que la folie a troublés, foncèrent tête baissée contre le groupe des miliciens et matelots.
La voix de Flambard tonna :
— La raclée !…
Un long rugissement emplit la taverne et toute la salle se rua sur les deux grenadiers.
— À pieds et poings ! hurla Flambard.
Alors commença une sarabande impossible à décrire. Flambard, le premier, avait donné deux solides taloches aux deux bravi, puis toute la bande des miliciens et des matelots imita son exemple. Ce ne fut plus qu’une grêle de coups de poing qui s’abattit sur les figures des deux grenadiers, suivie d’un ouragan de coups de pied. Jurons, rires, vociférations se confondaient dans un vacarme à faire crouler les murs de la baraque. La Pluchette, voulant se mettre de la partie, avait saisi un balai avec lequel elle frappait les grenadiers, lorsque ceux-ci d’un bond énorme réussissaient à traverser le cercle qui les enserrait. Mais alors La Pluchette avait fort à faire pour se défendre des deux fauves ; ce que voyant, la mère Rodioux saisit un long gourdin et vint prêter main-forte. Culbutés d’un côté, bousculés de l’autre, frappés, heurtés, harcelés, ensanglantés, les deux grenadiers n’avaient plus l’air que de deux ballons bossués et à demi crevés auxquels s’acharne une ribambelle de gamins. Flambard, remonté sur sa table, riait à se tordre tout en conduisant le bal.
Il criait :
— Farcissez ! farcissez ! mes amis.
Les coups de pied et coups de poing pleuvaient plus dru.
Écumant et hors d’haleine, les deux bravi ne se bornaient qu’à parer les coups. Ils avaient perdu leurs tricornes, leurs longs cheveux dégouttaient de sueurs, leurs habits étaient en pièces, leur sang mêlé à leurs sueurs les aveuglaient. La face balafrée de Pertuluis n’était plus qu’une plaie horrible. Regaudin avait les deux yeux au beurre noir, et son nez long avait été singulièrement aplati, et sa bouche jetait une gueulée de sang avec chaque blasphème qui en sortait. Vingt fois ils tentèrent de sortir de cet enfer, ils y étaient repoussés chaque fois impitoyablement. Et les miliciens et matelots hurlaient avec des éclats de rire effrayants :
— La raclée… tape !
Et Flambard de la table où il trônait, commandait :
— Les petites herbes maintenant !
Vingt coups de pied aussitôt atteignaient