quand un met la main dessus, et cela ne s’achète pas !
Et La Pluchette, naïve si l’on veut, mais belle d’énergie et de franchise, posait une main sur son cœur.
Flambard, qui sans mépriser l’argent, n’était pas un entasseur ni un jouisseur dévergondé, admira La Pluchette. Et très intéressé, il allait la faire parler encore, lorsque des voix non inconnues attirèrent son attention dans la salle voisine. Il commanda la discrétion à la jeune fille, se leva et marcha doucement à la cloison qui séparait la cuisine de la taverne. Entre deux planches disjointes il glissa un coup d’œil de l’autre côté, aperçut, non sans un extrême plaisir, les silhouettes de Pertuluis et Regaudin faisant force boniments à la mère Rodioux
Il revint vivement à la Pluchette.
Mademoiselle, murmura-t-il, voici que le bon Dieu nous vient en aide et nous envoie précisément ceux que nous cherchons : Pertuluis et Regaudin sont là dans la taverne.
— Ah ! ah ! ils sont là ? fit joyeusement la servante. C’est bien le bon Dieu qui les envoie. Alors, faudra-t-il commencer de suite à leur tirer les vers du nez ?
— Oui, il faut essayer. Si ça n’a pas l’air de prendre, vous viendrez me prévenir, et nous essayerons de tirer sur une autre ficelle.
L’instant d’après Rose Peluchet apparaissait dans la salle de la taverne que deux lampes à huile éclairaient fort mal. Pertuluis et Regaudin reconnurent de suite leur ancienne victime. Celle-ci souriait. Pertuluis s’inclina profondément.
— Mademoiselle, bredouilla-t-il, votre serviteur !
Regaudin imita son compagnon :
— Mademoiselle, mes grands hommages !
— Je vous souhaite bien la bienvenue, mes gentilshommes, sourit la jeune fille, qui s’efforça de ne pas leur laisser voir qu’elle leur gardait une prune, depuis ce jour où ils l’avaient enlevée, croyant avoir affaire à Héloïse de Maubertin pour la conduire au Palais de l’Intendance.
Elle s’approcha de la mère Rodioux et lui glissa rapidement quelques paroles mystérieuses. La cabaretière sourit imperceptiblement, cligna de l’œil et dit aux deux grenadiers :
— Si vos Excellences désirent s’asseoir, il y a là dans ce coin une table où elles pourront à leur aise et en toute tranquillité vider leurs carafons ?
— Merci, excellente dame ! répondit Pertuluis en se courbant.
— Madame, dit Regaudin avec une belle révérence, lorsque j’assisterai à la messe, j’aurai une pensée pour vous et pour la prospérité de votre commerce.
— La Pluchette, dit la mère Rodioux, va servir deux carafons à ces deux gentilshommes. Même qu’ils pourront en commander autant qu’il leur plaira, attendu que c’est pour une affaire que nous aurons à traiter lorsque la clientèle sera partie.
Tout joyeux et avec un air d’arrogance et de conquête, les deux grenadiers se dirigèrent vers la table indiquée, s’assirent et attendirent patiemment les deux carafons que Rose apporta la minute d’après.
Comme elle faisait mine de se retirer, Pertuluis l’arrêta.
— Attends, ma belle enfant, nous allons vider, et tu retourneras emplir !
Les deux carafons furent prestement mis à sec, remplis et rapportés par La Pluchette. Et celle-ci se retirait encore que Regaudin, cette fois, la retint.
— Attendez, belle et excellente demoiselle ; nous allons nous humecter de ces deux carafons, puis vous irez en chercher deux autres !
Pour la troisième fois la servante alla remplir les carafons, et, cette fois, n’ayant pas été retenue par les deux grenadiers, elle se rendit aux appels d’autres buveurs. Pertuluis et Regaudin absorbèrent plus lentement le contenu de ces deux carafons. L’ivresse commençait à les gagner peu à peu. Ils conservaient sur leurs lèvres humides d’eau-de-vie un sourire béat, et leurs regards luisants s’attachaient avec persistance à la silhouette active de La Pluchette. Rose, qui de temps à autre obliquait vers eux un regard sournois, comprit que le moment opportun approchait.
Dix minutes encore s’écoulèrent et Pertuluis appela la servante d’un geste de la main. La jeune fille se précipita vers eux.
— Deux autres carafons, si c’est un effet de votre bonté, mademoiselle !
Rose sourit largement.
— Et si c’est une faveur que vous désirez faire à deux excellents grenadiers du roi de France, dit Regaudin.
— C’est bien, mes gentilshommes.
Pertuluis et Regaudin la suivirent de leurs yeux ronds et admiratifs.
— Quelle fée ! murmura Pertuluis en claquant sa langue.
— Une déesse, ma parole ! bégaya Regaudin.
Rose revint avec deux carafons.
Pertuluis dit :
— Si vous vouliez nous permettre de vous offrir à boire à notre santé ?
— Et à la vôtre, mademoiselle ? sourit hideusement Regaudin.
— Avec plaisir, mes gentilshommes.
— Vraiment ? s’écria Regaudin en se levant promptement. Oh ! mille excuses, mademoiselle… voici mon siège !
Il poussa son escabeau à la servante qui l’accepta, et lui-même s’assit sur un côté de la table.
La jeune fille emplit les gobelets.
— À votre beauté et à la France ! cria Pertuluis en choquant sa tasse contre celle de La Pluchette.
— À votre beauté et à la France ! imita Regaudin.
— À votre santé et à la Nouvelle-France ! sourit La Pluchette, qui ne trempa que le bord de ses lèvres dans la tasse d’eau-de-vie.
— Ah ça ! dit Pertuluis qui remarqua ce dédain pour une aussi excellente liqueur, dédain qui parut le scandaliser, Mademoiselle n’aime donc pas les nectars qu’elle nous sert elle-même de ses jolies mains ?
— De véritables parfums ! s’écria avec emphase Regaudin.