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LE SIÈGE DE QUÉBEC

— Non, malheureusement. Mais je suis sûr qu’on pourrait le retrouver, si seulement l’on pouvait faire vomir leur secret à deux bandits de la pire espèce.

— Vous voulez parler de ces deux grenadiers…

— Justement. Voyez-vous, mademoiselle, je suis sûr et certain que ce sont ces deux fils du diable qui ont enlevé l’enfant de votre sœur. Toutefois, je dois avouer qu’ils n’ont pas fait ce coup par haine ou revanche, mais seulement par méprise : ils croyaient reprendre l’enfant du capitaine Vaucourt.

— Oui, mais ils auraient dû s’apercevoir que les deux enfants ne se ressemblaient pas !

— Voici bien ce qui me déroute pas mal. Seulement, je me dis qu’ils auront peut-être peu après et hâtivement confié le petit à une autre personne, croyant remettre à cette personne l’enfant du capitaine Vaucourt. Puis je conclus que cette personne, ayant appris que le capitaine avait retrouvé son enfant, et n’ayant plus revu Pertuluis et Regaudin, n’aura su à qui rendre l’enfant inconnu.

— C’est vrai.

— Or, c’est cette personne inconnue qu’il s’agit à présent de découvrir.

— Comment ?

— Il y a un moyen, je pense, et ce moyen est plus susceptible de succès dans vos mains que dans les miennes ; c’est pourquoi je suis venu à vous. Écoutez donc : Pertuluis et Regaudin viennent ici de temps à autre vider des carafons d’eau-de-vie.

— Il y a longtemps qu’ils ne sont pas venus.

— Soit. Mais ils pourront revenir, et alors il s’agirait de les faire boire un peu plus que de raison et essayer de leur tirer du ventre leur secret.

— En leur tirant les vers du nez ?

— Comme vous dites. Vous êtes femme et par cela même, sans parler de l’amour que vous avez pour le petit, vous réussirez mieux que quiconque, mieux que par la force ou les menaces. Il est entendu que je payerai pour les vins et eaux-de-vie qu’ils boiront et tout le trouble que cette besogne vous occasionnera. Tenez, ajouta le spadassin, voici pour défrayer.

Il mit sur la table une très lourde bourse.

Rose Peluchet rougit et repoussa doucement la bourse.

— Non, non, monsieur, dit-elle, gardez cet argent. Je ferai comme vous me conseillez. Je ne saurais me faire payer pour travailler au salut de mon petit filleul.

— Mademoiselle, reprit Flambard en mettant la bourse dans les mains de la jeune fille, je comprends bien votre scrupule ; mais vu que je vous serai redevable de m’avoir aidé dans cette entreprise, je vous supplie d’accepter cette bourse comme un cadeau que vous donnerez à votre petit neveu. Cette bourse contient suffisamment de quoi pour lui faire donner de l’instruction plus tard chez les Pères Jésuites… vous le ferai instruire, mademoiselle.

— Oh ! monsieur Flambard, sourit doucement la jeune fille, pour lui et pour cette raison, je ne veux pas vous refuser. Mon beau-frère est bien pauvre et il ne pourrait faire donner de l’instruction à son enfant. Il est si pauvre que j’aime à lui aider du mince salaire que je gagne ici. Oh ! je n’ai pas grand mérite, l’argent, ça ne me dit rien. Et puis, qu’est-ce que j’en ferais à l’amasser ? Je comprends que c’est fait pour aider à ceux qui en ont besoin ; moi je n’en ai nul besoin !

— Oui, mais plus tard ? sourit le spadassin. Plus tard ? fit La Pluchette sans comprendre.

— Oui, quand vous vous marierez ?

Elle rougit un peu, sourit et répliqua :

— Eh ben ! quand j’aurai un homme, il travaillera pour moi comme je travaillerai pour lui, et dame ! alors, s’il y a à ramasser pour les p’tits qui viendront, on ramassera ce qu’on pourra afin de les établir convenablement. Et on aura fait, comme on dit, son devoir ; on s’en ira dans l’autre monde comme on est venu, sans rien emporter que la satisfaction de savoir que nos enfants auront assez pour se tirer d’affaire.

— Vous n’aimez pas l’argent ? demanda Flambard avec un sourire.

— Je vous l’demande, à quoi ça sert ? À se mettre des belles parures sur le dos ? Ah bah ! ça vous met-il quelque chose dans le cœur ? Oh ! ce qu’il y en a déjà de trop de ces fort-vêtus…

— Et qui n’ont rien que leurs beaux habits ! se mit à rire le spadassin. Ceci me rappelle, ajouta-t-il, certains vers de Regnard qui trépassa au commencement de ce siècle, et il récita :

Je hais ces fort-vêtus qui, malgré tout leur bien,
Sont un jour quelque chose, et le lendemain rien.

— Il a dit vrai, notre poète, reprit Rose Peluchet. Et à quoi ça sert encore l’argent ? Pour se faire bâtir des palais comme monsieur l’intendant ? Heu ! y est-on pour sûr plus à l’abri des misères du monde et de la mort que le gueux dans sa cahute ! Et pour boire des bons vins et se mettre friandises sous la dent ? Ah ça ! le ventre s’en tanne vite, et vite il réclame le bon lard et les pommes de terre ? Ou bien encore pour se distinguer des pauvres ? Allons donc ! est-ce qu’on ne s’amuse pas mieux à se distinguer des porteurs de sacs d’argent ? Encore, si l’argent mettait plus fin ; mais c’est tout le contraire qui arrive ! Voyez ceux qui font le plus de folies et les plus folles, il faut être servante de taverne pour le savoir, ce sont ceux-là qui ont de l’argent de trop ! Voyez le sieur Cadet : il mourra fou ! Voyez monsieur l’Intendant, tout respect que j’ai, il perd pas mal la tête déjà ! Voyez le sieur Deschenaux : il n’a plus ni tête ni cœur ! Voyez monsieur Péan…

— Ce sont des sans-patrie ! interrompit Flambard avec mépris.

— Ah ! voilà encore ce qui arrive quand on a trop d’argent et surtout de l’argent mal acquis : on devient des brutes ! Monsieur Flambard, de l’argent juste pour payer notre passage de vie à trépas, voilà ce qu’il faut, voilà tout ce que je réclame. Il est vrai qu’on est pas pincé comme sieur et dame, mais on a de quoi là