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LE SIÈGE DE QUÉBEC

l’armée ennemie, il est certain que Wolfe fût allé à un désastre irréparable.

Mais tout allait contribuer à rendre le sort des armes favorable aux Anglais : les mésententes entre les deux grands chefs de la colonie, la fougue de Montcalm, l’imprévoyance du gouverneur et le jeu sournois des traîtres.

Le premier de ces traîtres, Duchambon de Vergor, allait livrer la clef d’entrée. Que lui importait après tout ? Cet homme n’avait-il pas dit une fois que, pour sa part, il était disposé à faire cadeau aux Anglais de ce « pays de sauvages » ? Ce lâche avait-il oublié que parmi ces « sauvages » se trouvaient soixante-quinze mille de ses compatriotes qui ne songeaient nullement à se donner aux Anglais ?…


XVI

LA MÉMORABLE RACLÉE


On sait que Bougainville, après avoir transporté ses troupes jusqu’à la Pointe-aux-Trembles pour empêcher toute tentative de descente du général anglais Murray, était revenu dans ses positions du Cap Rouge pour y attendre les événements. Il avait renvoyé à Montcalm les renforts que ce dernier avait mis à sa disposition. Parmi ces renforts se trouvait le détachement de grenadiers dont faisaient partie nos deux compères Pertuluis et Regaudin.

Or, durant ce court déplacement, Pertuluis et Regaudin avaient tant souffert de la soif que, revenus dans leur cantonnement de la rivière Saint-Charles, ils cherchèrent par tous les moyens à se procurer des eaux-de-vie. Malheureusement, depuis un certain temps on ne croisait plus de « lanterniers ». Après Montmorency il y avait eu désordres, et Vaudreuil avait donné des ordres sévères aux officiers pour réprimer impitoyablement le trafic clandestin des eaux-de-vie. Ce que voyant, et de plus en plus torturés par la soif, nos deux grenadiers décidèrent enfin de s’esquiver de leur cantonnement et d’aller frapper à la porte hospitalière de la mère Rodioux, en la ville basse. Ils résolurent de profiter d’une nuit suffisamment noire pour sortir du camp inaperçus, et le soir du 12 septembre leur parut favorable.

Ce ne fut pourtant pas de cœur bien gai que les deux bravi s’étaient décidés de se rendre au cabaret de la mère Rodioux, car ils redoutaient fort la colère de la vieille mendiante et la rancune de Rose Peluchet que, par méprise un jour, ils étaient allés jeter dans les bras du sieur Deschenaux. Mais leur soif était une toile torture…

— Mon cher Pertuluis, avait murmuré Regaudin, comme tu vois, il n’est pas une larme nulle part ; j’en ai le cœur tout noyé de tristesse !

— Ventre-de-roi, grogna Pertuluis, j’ai bien une larme à l’œil, mais je doute qu’elle puisse t’ôter la soif.

— Tu pleures donc aussi de tristesse ? demanda Regaudin en s’essuyant les yeux.

— Et de désespoir, pauvre Regaudin. Car, en supposant que la mort nous vienne surprendre en tel état de sécheresse, qu’adviendrait-il de nos corps ?

— Hélas ! le diable en aurait vite raison ; ils brûleraient comme une mauvaise étoupe !

— Eh bien ! ventre-de-cochon, c’est que ce que je ne veux pas qu’il m’arrive ! Regaudin, ajouta-t-il d’une voix grave, je tiens quelques carafons !

Regaudin sauta de joie.

— Ô bonté divine ! s’écria-t-il en joignant les mains.

Puis, inquiet :

— Oui, mais tu ne les tiens que par l’imagination ?

— Mais je les tiendrai en mon ventre avant qu’il ne soit le jour de demain. Regaudin, nous irons chez la bonne mère Rodioux !

Regaudin fit un saut de chat croqué.

— Hein ! chez la mère Rodioux ?… Merci, mon vieux, je ne tiens pas à me faire scalper encore par cette vieille sauvagesse ! Ah ! non… merci bien !

Pertuluis se mit à rire.

— Regaudin, dit-il, sais-tu que la mère Rodioux, que, en d’autres circonstances, je ne souhaiterais nullement revoir, oui, sais-tu, si je le veux, qu’elle nous recevra comme ses enfants chéris… qu’elle nous ouvrira les bras avec sa porte… qu’elle nous embrassera ?

Regaudin éclata de rire.

— Ah ! ouiche ! mon pauvre Pertuluis, la soif te rend malade, malade à te mettre sous terre ! Décidément, tu n’as plus ton quinquet dans ta lucarne !

— Non ?… Tu te trompes, Regaudin, tâte ça !

Il enleva son tricorne et frappa rudement sur sa tête.

— Oui, tâte ça, et tu vas voir que le quinquet est encore dans la lucarne. Mais écoute ; j’ai dit que nous allons chez la mère Rodioux… Écoute bien : j’arrive chez la mère, je l’embrasse sur… le cou pour l’attendrir, puis je lui bafouille comme ça : La mère, je vous apporte un enfant trouvé qui vous rapportera des mille et des mille si seulement vous savez vous y prendre !

— Un enfant trouvé ! fit naïvement Regaudin et quelque peu surpris.

— Parbleu ! l’enfant de Vaucourt ?

— Ah ! biche-de-bois, j’avais oublié notre p’tit trésor… Courons, Pertuluis, courons le chercher !

— Patience, patience, Regaudin ! Es-tu déjà sol et fol ? Oublies-tu, mémoire de puceron, que nous avons confié cet enfant au sieur Deschenaux qui nous en a payé cinq cents livres, avec promesse d’un autre cinq cents livres lorsqu’il aura tiré rançon pour le poupard ?

— Oui, oui, mémoire de chat ! grommela Regaudin en se frappant le front. À la fin, ces Anglais finiront par nous faire perdre le fil. Mais alors, comment aller faire des marchés avec la vieille ribaude, puisque nous n’avons plus droit sur cet enfant ?

— Eh ! mais, s’impatienta Pertuluis, ne comprends-tu pas qu’il s’agit d’une pure supercherie ? La mère Rodioux nous servira à boire, et une fois que nous aurons rempli nos outres convenablement nous lui tirerons notre révérence.

— Bien, sourit Regaudin, nous irons chez la mère Rodioux,