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LE SIÈGE DE QUÉBEC

travers par les boulets anglais, par des branches, des éclats de bois, et aussi par des mares d’eau profondes et des flaques de boue. Mais peu après les trois hommes tombèrent sur une route mieux tracée et moins saccagée qui allait de Montmorency à Beauport. Chemin faisant vers le village, ils croisaient de temps à autre des bandes de soldats à demi ivres et joyeux. Ceux-ci, reconnaissant le spadassin s’empressaient de le saluer respectueusement ; mais par contre, en voyant les deux bravi tirés à la remorque avec chacun une corde au cou, ils ne purent contenir leurs éclats de rire moqueur et lancèrent aux deux pauvres diables toutes espèces de quolibets et de lazzis, qui finirent par amener sur leurs lèvres ces grognements.

— Il nous paiera ça tout à l’heure, le bandit, proféra Pertuluis à l’oreille de son compagnon.

— Oui, répliqua sourdement Regaudin avec un regard sanglant, ce n’est pas toujours lui qui rira le dernier !

Car la honte de se voir ainsi menés en laisse par le terrible Flambard, et la rage que faisaient sourdre les risées des soldats ne manquaient pas de leur mettre du venin au cœur ; aussi bien, les deux grenadiers ruminaient les plus horribles projets de vengeance.

Mais peu à peu ils subissaient moins âprement cette honte et cette rage à mesure que la nuit se faisait plus obscure, car ils passaient presque inaperçus.

On approchait du village de Beauport d’où partaient des rumeurs de fête, où s’agitaient mille lumières. La crainte d’être exposés à la moquerie du village entier fit faire cette remarque à Pertuluis :

— Nous avons dit que la maison se trouve au faubourg Saint-Roch, et vous marchez vers le village de Beauport ?

— Je sais, répliqua rudement Flambard. Soudain il bifurqua à gauche et se mit à suivre un sentier sinueux qui allait en pente douce vers la plage.

Les deux grenadiers soupirèrent en voyant qu’ils s’écartaient du village pour prendre la direction de la cité.

En effet, cinq minutes après Flambard s’engageait sur une autre route qui avait été tracée un mois auparavant par les ordres du général Montcalm, route qui servait au ravitaillement de l’armée et qui conduisait directement et presque en droite ligne vers le pont de bateaux construit sur la rivière Saint-Charles. Mais cette route neuve, inachevée, était beaucoup plus détrempée que les autres par l’orage de l’après-midi, et l’on n’y pouvait avancer que lentement et difficilement.

— Est-ce le chemin du calvaire qu’il nous fait parcourir, le gueux ? murmura Regaudin essoufflé.

— Nous conduit-il en enfer ou en paradis ? fit à son tour Pertuluis. Je patauge comme un cochon dans son cloaque, ventre-de-diable !

Il passait huit heures lorsque Flambard s’arrêta devant le corps de garde qui surveillait l’entrée du pont. Ce poste était occupé par des gardes de M. de Vaudreuil, et ces gardes semblaient fort s’amuser sous une tente, près de là, dont l’intérieur était éclairé par des bougies de suif. Seulement, à la tête du pont deux sentinelles veillaient.

Flambard s’approcha de ces sentinelles.

— Pour le service du général ! cria-t-il de sa voix haute et nasillarde.

Les sentinelles livrèrent passage.

Mais le son de la voix était parvenu à l’intérieur de la tente, d’où un homme sortit vivement pour s’approcher à pas de loup des deux grenadiers que Flambard s’était remis à tirer après lui. Ce garde et les grenadiers parurent se reconnaître, car ils échangèrent un coup d’œil d’intelligence. Le dos tourné et s’engageant sur le pont, Flambard n’avait pas aperçu ce garde et il n’avait pu surprendre le manège de cet homme et des deux prisonniers. Il franchissait donc le pont tranquillement et sans méfiance, lorsque tout à coup, il reçut un fort croc-en-jambe et une poussée si rude qu’il faillit piquer une tête dans la rivière.

— Par les deux cornes de satan ! rugit-il, quelle est cette vermine qui me passe entre les deux jambes ?

Il n’avait pas lâché les deux cordes qu’il tenait dans ses mains ; et lorsqu’il retrouva son équilibre, il aperçut les deux grenadiers tranquilles et souriants à deux pas de lui, mais il perçut aussitôt le bruit d’une course rapide sur le pont. Son regard perçant suivit promptement la sensation subit par son ouïe, et il vit une silhouette humaine qui franchissait le pont à toute vitesse et disparaissait bientôt dans la noirceur du côté de la cité.

— Ah ! ah ! fit-il placidement, est-on si pressé qu’on bouscule ainsi les honnêtes gens et qu’on les envoie plonger comme des marsouins ?

— C’est probablement l’obscurité, émit Pertuluis avec un accent aussi placide que celui du spadassin, qui lui a fait commettre cette messéance.

— Il ne pouvait savoir, dit à son tour Regaudin sur un ton moqueur, qu’il se jetait dans les jambes du grand, du brave, du fier, du digne Monsieur Flambard, excellent grenadier de sa majesté le roi de France !

Flambard se contenta de ricaner et reprit sa marche.

La sortie du pont était libre, c’est-à-dire qu’elle n’était gardée par aucun poste. Là, il y avait deux chemins : l’un pénétrait à travers les premières habitations du Faubourg, l’autre suivait un peu la rivière, puis se prolongeait vers la Porte du Palais.

— Où allons-nous ? demanda Flambard.

— Suivons ce chemin, répondit Pertuluis, en indiquant celui qui conduisait vers la haute-ville.

— Ah ! ah ! n’avez-vous pas dit que l’endroit où nous allons était une maison de Saint-Roch et située sous les murs de la ville ?

— Si fait, répliqua Regaudin. Mais avant d’atteindre la Porte du Palais, nous prendrons à droite, d’où une ruelle nous conduira là où nous nous rendons.

— C’est bien. Et Flambard reprit sa marche.

Le faubourg était tranquille, les rues et ruelles désertes et les habitations sombres et silencieuses. Seulement, çà et là on pouvait percevoir des filets de lumière traversant les volets