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LE SIÈGE DE QUÉBEC

rapidement sur les bois du voisinage. Dans le fortin, où demeuraient assis nos trois grenadiers, l’ombre s’épaississait de minute en minute. Plus loin, sur la pente qui glissait doucement de Montmorency à Beauport et à la rivière Saint-Charles, des feux de bivouac s’allumaient. On percevait des échos de voix joyeuses qui montaient et s’éparpillaient dans l’espace. Après les senteurs de poudre, la brise du soir soufflait sur les retranchements français des parfums exquis. De toutes parts on sentait un air de fête s’épandre et se communiquer aux choses comme aux êtres vivants. La Nouvelle-France se sentait revivre dans une gloire nouvelle.

Mais là-bas, près des rivages sombres de l’Île d’Orléans, c’était l’amertume de la défaite qui planait : on eût pensé que la flotte anglaise s’était dérobée sous un suaire.

Flambard avait paru méditer un moment, puis il avait rompu ainsi le silence :

— Mes amis, je cherche depuis deux mois un enfant, tout jeune cet enfant, âgé d’un peu plus d’un an seulement, et un enfant qui appartient à un brave capitaine des milices. Cet enfant a été enlevé par des maraudeurs d’abord, puis il fut confié à un pauvre mendiant de la basse-ville, puis enlevé de nouveau par deux chenapans de la pire espèce…

— Ah ! ah ! fit Pertuluis.

— Oh ! oh ! exclama Regaudin.

— Et j’ajoute, poursuivit Flambard, deux chenapans que vous devez connaître, attendu qu’ils font partie du corps des grenadiers du roi.

— Ah ! ah ! fit encore Pertuluis.

— Oh ! oh ! exclama encore Regaudin.

Et tous deux s’étaient poussés du coude, puis leurs mains lentement avaient glissé vers la poignée de leurs rapières. Malgré l’obscurité qui envahissait l’intérieur du fortin, le spadassin avec son œil de lynx avait saisi ce mouvement.

Il sourit imperceptiblement et continua :

— Et peut-être bien qu’en vous nommant ces deux vauriens vous vous rappellerez de les avoir connus.

— Oui, peut-être bien ! souffla Pertuluis.

— L’un s’appelle… Pertuluis ! prononça froidement Flambard.

— Ah ! ah ! fit Pertuluis sans broncher.

— L’autre, continua Flambard, se nomme… Regaudin !

— Oh ! oh ! fit Regaudin sans sourciller.

— Connaissez-vous ces deux gredins ? interrogea Flambard de l’air le plus placide du monde.

— Ceux-là dont vous parlez ? Pas exactement, répondit Pertuluis d’un air tranquille. Par contre, je connais bien un certain grenadier, Monsieur le Chevalier de Pertuluis, qui se ferait un véritable plaisir de rogner le museau bavard et nasillard d’un autre certain grenadier nommé Flambard.

— Ah ! ah ! dit le spadassin en souriant.

— Et moi, dit Regaudin, je connais bien un certain grenadier, le sieur Monsieur de Regaudin, écuyer de son excellence le Chevalier de Pertuluis, qui prendrait un plaisir infini à couper les ouïes extravagantes d’un autre certain grenadier appelé simplement Flambard !

— Ah ! ah ! fit encore le spadassin toujours souriant.

Il ajouta.

— De sorte que vous ne connaissez pas ceux que j’ai nommés, et qui sont coupables du rapt d’un enfant, et qui pour ce crime sont tout dignes du gibet ?

— Nous ne pouvons connaître de tels individus, assura Regaudin.

— C’est bien malheureux, répliqua Flambard, malheureux pour vous, mes chers amis ; car moi je les connais, ou plutôt je les reconnais. Aussi, suis-je venu leur demander de me dire bien gentiment ce qu’ils ont fait de cet enfant, sinon…

Il s’était à demi soulevé comme pour s’apprêter à bondir.

— Je glisse… murmura Pertuluis à l’oreille de son camarade.

— Et j’extirpe… répondit Regaudin.

Pertuluis demanda tout haut, avec arrogance cette fois :

— Et si donc monsieur Flambard n’arrive pas à leur faire dire bien gentiment…

— Je les pendrai haut et court tout bonnement ! répliqua Flambard en se levant tout à fait.

Les deux bravi bondirent sur leurs pieds.

— Taille en pièces ! rugit Pertuluis.

— Pourfends et tue ! hurla Regaudin.

La rapière à la main ils se jetèrent sur le spadassin.

Les deux rapières ne rencontrèrent d’abord que du vide, puis elles heurtèrent de la pointe la terre et le bois des remparts du fortin.

Un rire nasillard éclata au-dessus de la tête des deux grenadiers ahuris, qui aperçurent vaguement la silhouette narquoise de Flambard perchée sur la plus haute partie du mur.

Croyant que le spadassin les redoutait, ils voulurent grimper le rempart pour se saisir de lui et le châtier de son insolence.

Mais Flambard, à cet instant même, jetait cet appel sonore :

— Alerte, Canadiens !

À cet appel, six miliciens surgirent hors des fourrés du voisinage et accoururent au pied du fortin.

Flambard leur jeta un ordre bref, et les six hommes sautèrent dans le fortin. Pertuluis et Regaudin n’étaient pas revenus de leur ahurissement qu’ils se voyaient saisis, désarmés et réduits à l’impuissance.

Toujours à califourchon sur le mur, Flambard riait aux plus beaux éclats de voir la mine hébétée des deux grenadiers.

— Par mon âme ! amis Canadiens, cria-t-il, voilà deux oiseaux de mauvais augure qui attendaient le moment propice pour faire sécher leurs plumes ; ne voyez-vous pas tout près d’ici un bel arbre avec de bonnes et solides branches ?

— Il y a, répondit un milicien, à cent pas d’ici environ un fort beau peuplier.

— Un fort beau peuplier, dis-tu ? allons-y !… Mais, auparavant, avez-vous encore ces bonnes cordes que je vous ai recommandé d’apporter ?

— Voilà, dit un autre milicien, en déroulant de sa ceinture deux cordes solides qu’il tendit à Flambard.