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LE SIÈGE DE QUÉBEC

Flambard ricana plus longuement et reprit :

— Je vois bien que vous n’êtes pas pressés de grimper au séchoir, puisque je vous trouve en train de vous remouiller.

— C’est de l’huile qu’on met dans la lanterne pour qu’elle éclaire encore, expliqua bonnement Pertuluis.

— Bon ! s’écria Flambard en sautant dans le fortin, je battrai le briquet.

Rapidement il releva une des deux bouteilles que les deux compères n’avaient pas encore vidées.

Regaudin se rua contre le spadassin.

Hé ! mais… cria-t-il en lui saisissant un bras, vous n’allez pas battre le briquet avec cette fiole ? elle nous coûte trop cher, biche-de-bois !

Flambard se mit à rire. Puis repoussant Regaudin, il fit sauter le bouchon de la bouteille et avala une forte lampée de la liqueur.

— Pouah ! dit-il en crachant par terre avec dégoût, quel poison !

— Eh bien ! quoi ! fit Pertuluis goguenard, est-ce que vous sortez tout de même des caves de Monsieur l’intendant ?

— Non, pas tout de suite, répliqua Flambard. Néanmoins, j’ai ici mieux que ça !

— Ah bah ! fit Pertuluis en jetant au loin sa bouteille vide.

Le spadassin tira un flacon d’une poche de son uniforme.

— Tâtez-moi de ça ! dit-il simplement en offrant la bouteille à Regaudin.

Celui-ci examina le flacon comme un connaisseur, fit partir le bouchon et appliqua sa narine au goulot.

— En effet, dit-il, l’arôme m’en semble parfait.

— Buvez, dit Flambard, ce liquide vous dira autre chose.

Regaudin but lentement sous le regard attentif de Pertuluis et de Flambard. Puis il regarda le spadassin et prononça en ébauchant une forte grimace :

— Ma foi, je n’ai rien à dire, ça tape sec !

— Hein !… dit Flambard en clignant de l’œil avec satisfaction.

Regaudin passa la bouteille à Pertuluis, qui, à son tour renifla gravement la liqueur, qu’il engouffra ensuite en quatre ou cinq fortes lampées.

Il examina longuement la bouteille, parut méditer et savourer, et il releva la tête pour exprimer son opinion. Un hoquet lui étreignit la gorge, il étouffa…

Flambard et Regaudin partirent de rire.

— Dame ! fit Pertuluis en rougissant, je ne suis pas un enfant ; mais je confesse que ça coupe fin !

— Hein !… dit encore Flambard.

Puis, à son tour, il avala quelques gorgées de la liqueur, déposa le flacon sur le sol, s’assit en face des deux grenadiers, et, sans façon, reprit :

— Eh bien ! est-ce qu’on ne l’a pas collée un peu aux Anglais aujourd’hui ?

— Une vraie douche ! approuva Regaudin.

— Ils doivent avoir le ventre à l’envers, commenta gravement et sérieusement Pertuluis.

— À propos, camarades, reprit Flambard, je m’excuse de ne vous avoir pas offert plus tôt mes félicitations pour vos brillants exploits de ce jour, exploits dont se plaît à parler toute l’armée.

— Bah ! dit modestement Pertuluis, on est français, que diable !

— Et l’on est grenadier ! ajouta Regaudin en se gourmant avec une vanité qui fit pouffer le spadassin.

— Ça vous fait rire ?

— Pardieu !… et puis, si l’on est grenadier et français, ça va tout seul. Mais, sans offense aucune, on est bien un peu coquin aussi !

Les deux bravi regardèrent Flambard avec surprise, ne sachant trop comment, et dans quel sens accepter cette observation injurieuse.

— Monsieur veut-il plaisanter ? interrogea Pertuluis avec un accent demi courroucé.

— N’est-ce pas toi qui plaisantes avec ta moitié de nez sanguinolent ?

— C’est un Anglais qui me l’a rasé d’un coup de baïonnette, est-ce un déshonneur ?

— Je ne dis pas, sourit Flambard ; mais c’est une laideur de plus !

— On ne peut pas être autrement, que nous a fait le bon Dieu ! fit observer sévèrement Regaudin.

— Encore, si c’était le diable, goguenarda le spadassin, on n’aurait rien à dire, je l’avoue. Mais je m’insurge contre cette idée d’attribuer à Dieu la fabrication d’un pareil mufle.

Et, tout en riant largement, Flambard flattait son aquilin et clignait de l’œil à Pertuluis et Regaudin tour à tour.

— Dis donc, Regaudin, fit Pertuluis bas à l’oreille de son compagnon, est-ce de son mufle qu’il parle ainsi, ou du tien ?

— Mon pauvre Pertuluis, je m’imagine bien que c’est de ton museau égratigné qu’il se moque.

Flambard durant ce temps, levait philosophiquement sa bouteille, buvait une faible gorgée et faisait disparaître le flacon dans ses poches.

Pertuluis le regarda de travers et lui dit :

— Est-ce qu’on ne vaut pas la peine qu’on nous offre de l’achever à votre santé, monsieur Flambard ?

— Monsieur le Chevalier, répliqua le spadassin avec une politesse moqueuse, c’est vraiment une indélicatesse de ma part et je vous offre toutes mes excuses… voici !

Il retira sa bouteille et la présenta au grenadier.

Les deux bravi la vidèrent silencieusement. Puis Regaudin la lança par-dessus le rempart en remarquant :

— Voilà une lanterne que n’allumeront pas les Anglais !

— Parce qu’il n’y a plus d’huile dedans ! se mit à rire Flambard.

Il s’endossa confortablement contre la muraille, croisa les jambes, prit un air grave et reprit :

— Maintenant, mes deux amis… mi… mi… nous allons parler de choses sérieuses.

Pertuluis poussa du coude son compagnon, et tous deux échangèrent un coup d’œil d’intelligence.

Le soleil était couché, le firmament s’allumait de feux d’étoiles, et la brunante tombait