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LE SIÈGE DE QUÉBEC

Les tirailleurs, toujours prêts à suivre ce gaillard qui les fascinait et fiers de marcher sur ses pas, se tenaient couchés à plat ventre sur leurs fusils et leur poudre pour les préserver de l’eau du ciel, attendant avec impatience la fin de l’orage.

— Ne faudra-t-il pas prendre un peu le temps de se sécher ? interroge goguenard, un vieux canadien fort habile à tirer, et qui à lui seul avait abattu dans cette échauffourée sept officiers anglais et un grand nombre de troupiers.

— On se fera sécher à courir sus aux Anglais ! rétorqua Flambard. Plus on court vite, ajouta-t-il, plus on sèche, pas vrai, amis Canadiens ?

Mais c’était un grand et beau soleil, un soleil de victoire, qui allait sécher les uniformes de nos héros, et c’étaient aussi les feux de joie qu’on allumerait pour le repas du soir.

Car, lorsque l’orage fut passé, lorsque le brouillard d’eau se fut dissipé, ce fut avec une surprise inouïe que les Canadiens, et toute l’armée française, virent les Anglais regagner en toute hâte leurs navires : ils avaient profité de l’ouragan pour retraiter jusqu’aux berges et se rembarquer.

Les pertes de l’armée anglaise furent considérables mises en regard de celles que subit l’armée de la Nouvelle-France. Bien que les historiens ne s’accordent pas beaucoup à ce sujet, on croit que les pertes anglaises furent près de cinq cents hommes tués, blessés ou prisonniers ; tandis que celles des Français ne furent que de quatre-vingts, morts ou blessés.

On ne peut pas dire que ce fut une victoire dans le sens large du mot, attendu que cette affaire n’eut rien de décisif et qu’elle n’entama que très légèrement les forces ennemies. Mais elle eut pour effet, d’une part, de semer le découragement chez les chefs anglais, de l’autre, de relever le moral des défenseurs de la colonie. Et l’on peut ajouter que si Montcalm avait donné l’ordre de poursuivre l’ennemi, s’il avait fait des plans et des prévisions pour canonner la flottille de berges qui remportaient les soldats d’Albion, il aurait pu tourner ce succès en une victoire complète et il aurait gagné la partie entière ; et l’on aurait vu la Nouvelle-France sauvée une fois encore de l’invasion et de la conquête.

N’importe ! Tout peu qu’il fut ce succès valait bien la peine qu’on le fêtât joyeusement, car il mettait au cœur de la colonie un espoir qu’elle n’avait plus depuis le jour où le général anglais, Wolfe, avait détruit sa capitale et dévasté ses ravissantes campagnes.


IX

VIEUX AMIS, VIEILLES INIMITIÉS


S’il fut dans l’armée française certains compères pour célébrer dignement ce succès des armes du roi de France, ce furent bien nos deux grenadiers, Pertuluis et Regaudin.

Le détachement de grenadiers dont ils faisaient partie avait été envoyé par le général Montcalm à l’armée de Lévis qui, à son tour, l’avait dépêché au chevalier d’Herbin pour le supporter dans sa lutte contre Murray. Pertuluis et Regaudin s’étaient battus comme des lions ; la rapière au poing ils s’étaient rués contre les Anglais, entraînant leurs camarades et contribuant pour la meilleure part à la culbute des soldats de Murray des hauteurs de Montmorency sur la plage. Tous deux avaient fait un carnage qui avait jeté la terreur parmi les ennemis : ceux-ci avaient un moment pensé avoir affaire à deux diables noirs venus exprès de l’enfer pour les exterminer. Après le combat, d’Herbin n’avait pu s’empêcher de les féliciter chaudement et de les embrasser devant tous ses soldats. Il n’en avait pas fallu davantage pour que, l’instant d’après, leurs noms courussent toute l’armée.

Pertuluis et Regaudin, d’une nature modeste, s’étaient vite dérobés aux louanges et aux félicitations… Mais était-ce bien par pure modestie ? N’était-ce pas plutôt pour étancher la soif atroce qui les dévorait vivants ? Voici les paroles qu’ils avaient de suite échangées :

— Ventre-de-cochon ! Regaudin, j’ai sué toutes mes sueurs, et me voilà avec plus une goutte d’eau dans la moelle !

— Et moi donc, biche-de-bois, s’écria Regaudin, je me sens si à sec, que je crains de prendre feu aux rayons de ce soleil qui nous darde de l’horizon.

— Pourtant, fit remarquer Pertuluis avec une sorte d’étonnement moqueur, je te vois trempe comme soupe, comment pourrais-tu prendre feu ?

— C’est précisément cette trempette qui active la sécheresse de mon gosier ; cherchons un lanternier !

— C’est comme moi, remarqua Pertuluis : plus ma culotte dégoutte d’eau du ciel, plus il me vient à la bouche une salive âcre qui m’étouffe ; cherchons un lanternier !

Et tous deux s’ouvrirent un passage au travers des troupes joyeuses qui se pressaient en désordre pour commenter la bataille qu’on venait de gagner, ou qui s’éparpillaient ça et là dans les taillis pour célébrer par groupes la victoire ; tandis qu’au lointain disparaissaient les derniers vestiges de l’orage et tandis qu’un grand soleil rouge s’apprêtait à glisser derrière l’horizon.

Les chefs, assurés que les Anglais ne reviendraient pas de sitôt à l’attaque, n’avaient pas fait le rappel des troupes dans leurs cantonnements ; ils les laissaient à leur joie. Aussi bien, de tous côtés l’on fraternisait à l’envi ; on pouvait voir grenadiers, tirailleurs, canonnière, miliciens, matelots s’entremêler, former des groupes bruyants et enthousiastes, s’amuser, rire, boire et préparer la bouillotte du soir.

Or, les lanterniers profitaient de ces moments pour faire leurs affaires. On appelait ainsi « lanterniers » des miliciens ou des matelots qui cumulaient les fonctions du soldat, du contrebandier et du tavernier. Ils débitaient clandestinement des eaux-de-vie, et ce métier très profitable s’exerçait de préférence durant les heures de nuit, alors qu’ils parcouraient les retranchements en s’éclairant d’une lanterne.

Il est vrai que la nuit n’était pas encore venue, mais Pertuluis et Regaudin connaissaient plus d’un de ces trafiquants clandestins. Aussi