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— C’était ce soir, où Lina Cavalieri, se trouvant souffrante, n’avait pu chanter La Traviata ; oui, ce soir, et par quel hasard…

— On me choisit, n’est-ce pas ? Je me le demande encore.

— J’occupais une loge d’avant-scène. Trois fois vous m’avez regardé, trois fois je vous ai souri, cent fois je vous ai applaudie. J’étais emporté ! Et l’avez-vous remarqué ?… Une fois, une de mes larmes est tombée à vos pieds !

— Et alors ?

— Je vous ai aimée, je vous ai désirée, je vous ai voulue !

— Et je me suis donnée avec toute la joie, toute la reconnaissance dont mon cœur débordait… je vous ai béni !

— Trois ans ont passé, Lina, et chaque soir que je vis, il me semble me trouver encore et toujours devant l’exquise et douloureuse Traviata, devant la grande artiste, la sublime chanteuse qui, jusqu’à ce moment, était demeurée ignorée et inconnue. Je revois l’étoile qui venait d’éclipser l’autre… l’autre Lina ! Et cette étoile nouvelle a brillé sur l’auditoire d’un feu éclatant, elle l’a ébloui ! Et son nom s’il n’était pas Vénus, n’était pas moins resplendissant !

— Son nom ? Sourit la jeune femme.

— C’était le vôtre, Lina Feradi !

— Et comme moi, mon ami, vous fûtes heureux jusqu’à ce jour ?

— Jamais un nuage n’a obscurci mon ciel, hormis ce jour où nous apprîmes la mort de votre mère à Turin.

— Pauvre mère !

— Mon bonheur, Lina, n’a jamais eu rien d’égal : je suis heureux et ne puis l’être davantage !

— Non ?… Et si je dis, moi, que vous pourriez… que vous pouvez être plus heureux encore ?

— C’est impossible, Lina ! Le ciel lui-même, s’ouvrant devant moi, ne m’offrirait pas de joies plus grandes, plus suprêmes que les joies que vous m’avez données !