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Américains ne pouvaient ignorer que leur prétention n’effaçait nullement leur origine, et c’est peut-être à cause de cette reconnaissance même qu’ils continuaient de demeurer de vrais Anglo-Saxons. Ensuite, dans les nouveaux États américains, tout comme en Angleterre, on était bien forcé d’ouvrir ou de fermer les portes, puisqu’on avait là aussi des portes à fermer ou à ouvrir. Mais voilà, nos étranges voisins eurent l’air de prétendre que les portes pouvaient être fermées et ouvertes d’une toute autre façon. Plus tard ils eurent raison positivement : car ils avaient réussi à modifier leur physionomie ethnique, leurs allures et leur langage qu’on n’aurait pu les regarder comme issus d’une race européenne. Les Américains semblaient donc avoir justifié l’appellation des Anglais : c’étaient des Yankees. Une chose sûre, ces Yankees avaient alors pour notre race canadienne-française une sympathie que, hélas ! nous ne retrouvons plus guère. Cette sympathie fut la raison pour laquelle tant de nos Canadiens pourchassés par les agents anglais trouvèrent, durant nos troubles politiques de 1837 à 1839, un refuge sûr dans les États américains.

New-York n’était donc pas ville cosmopolite proprement dite, encore qu’elle renfermât, outre le groupe hollandais, plusieurs éléments étrangers, entre autres des Suisses et des Français.

Les régiments amenés de France en 1774, tant par La Fayette que par le comte de Rochambeau, avaient frayé le chemin d’Amérique à une foule de petits commerçants français venus dans les villes de la Nouvelle-Angleterre pour s’établir, et la ville de New-York les avait plus particulièrement attirés. Et l’on peut dire qu’à New-York, en 1838, la langue française était à peu près tout aussi courante qu’en la ville de Montréal, à la même époque.

En débarquant des navires européens, on pénétrait dans une sorte de place à laquelle venaient aboutir une quantité de ruelles tortueuses, qui se ramifiaient au cœur de la cité où habitait la haute bourgeoisie. Sur cette place et les ruelles adjacentes siégeaient le gros commerce et, plus spécialement, le commerce de l’hôtellerie. La plus achalandée de ces hôtelleries semblait être l’auberge de l’Angle Blanc, qu’un incendie allait détruire quelques années après en même temps que les constructions qui s’élevaient sur cette place. L’auberge de l’Angle Blanc dressait son enseigne à gauche, en pénétrant sur la place. Flanquée de deux ruelles, et par conséquent un peu écartée des immeubles voisins, elle attirait l’attention. Cette hôtellerie était tenue par un Français, ancien cuisinier, dit-on, de Louis XVIII, appelé Simon Therrier ou Tirier. Naturellement, c’était à cette auberge qu’accouraient, dès le débarquement, ceux qui arrivaient de France.

Dépassant de peu la cinquantaine, célibataire, actif, trapu et vigoureux encore, tel apparaissait Simon Therrier au physique. Il était connu pour sa grande urbanité, et l’on pouvait croire qu’il avait servi dans les grandes maisons, à voir l’aisance de ses manières, ses révérences gracieuses, son langage choisi, et la dignité avec laquelle il dirigeait son établissement. On connaissait encore Simon Therrier pour sa bonne jovialité, qualité qui n’est pas un mince appoint dans l’attraction d’une clientèle. C’est donc en raison de toutes ces qualités d’abord, et ensuite par l’excellence de sa cuisine exceptionnellement française qu’il était parvenu à se créer en peu d’années une clientèle nombreuse et distinguée.

En sus des voyageurs venant d’Europe, l’auberge de l’Angle Blanc recevait souvent la nouvelle société new-yorkaise, qui y donnait des festins dont on parlait par l’au delà l’Atlantique. Pourtant, il n’y avait en cette auberge aucun luxe, car Simon Therrier était économe ; mais on y trouvait la table la plus appétissante qui fût, une propreté méticuleuse et un bon confort.

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Vers la fin de juillet de cette année 1838, sur le déclin du jour, Simon Therrier vit entrer en son auberge un jeune homme, presque un enfant par le visage imberbe et délicat. Mais la taille élancée de l’inconnu, sa physionomie intelligente et distinguée, la mise soignée de sa personne attiraient de suite l’attention et créaient une impression favorable.

En pénétrant dans la salle commune où, autour de tables chargées de carafes aux liqueurs vermeilles, de bocks remplis de bière mousseuse, et dans la fumée odorante des cigares, plusieurs personnages discutaient les événements du jour, le jeune homme s’arrêta d’abord comme surpris, puis il promena autour de lui des regards incertains. Mais de suite l’écho cher du verbe français qui survolait dans la salle parut le rassurer. De suite aussi, parmi la nombreuse valetaille, qui çà et là courait pour répondre aux appels des clients, et au sein de tous ces visages in-