— Mon ami, vous avez accompli une action qui vous honore et honore la France en même temps. Je suis le docteur Nelson et le chef des Patriotes canadiens, et je vous nomme de suite mon lieutenant. Je vous connais par ce que m’a dit M. Rochon, et je sais que je puis vous donner toute ma confiance et toute mon amitié.
— Monsieur, répondit Hindelang, vous m’honorez beaucoup, et je vous jure que vous ne vous repentirez pas de m’avoir accordé cette confiance et cette amitié. M. Rochon m’a également beaucoup parlé de vous et de votre noble frère qui, à Saint-Denis l’an dernier, s’est si vaillamment distingué. Je vous assure que je n’aurai jamais de plus grand plaisir que de me battre à vos côtés pour la cause canadienne.
Ce même soir, qui était un samedi, il y avait, chez Noël Charron une réunion des Patriotes canadiens qui habitaient à proximité de la frontière. Il en arriva jusqu’à onze heures, et, toute la nuit on délibéra sur les meilleurs plans à adopter pour l’entrée en campagne. Comme on savait qu’Hindelang possédait quelque expérience du métier des armes, on lui demanda ses avis. Puis il fut décidé qu’on entamerait les hostilités aux premiers jours de novembre.
Il est vrai que la perte de plus de la moitié de la cargaison de l’American-Gentleman avait beaucoup affecté Nelson et ses partisans, mais d’un autre côté, Noël Charron et sa bande de contrebandiers avaient pu faire passer la frontière à trois cents fusils et quelques munitions. On se consola donc un peu et l’on pensa qu’on se trouvait suffisamment armé pour commencer les hostilités. Nelson comptait beaucoup gagner une première victoire sur les troupes du gouvernement canadien et leur enlever armes, munitions et bagages. C’était peut-être trop escompter…
Le docteur Robert Nelson, d’origine anglaise et le frère du célèbre docteur Wolfred Nelson qui s’était si héroïquement battu pour les libertés canadiennes l’année d’avant, c’est-à-dire en 1837, avait également beaucoup de sympathies et d’amitié pour la race française du Canada. Riche, influent, d’un talent presque universel, il faisait partie de cette phalange distinguée d’anglais qui, en Bas-Canada à cette époque, revendiquaient avec leurs compatriotes de langue française l’exercice de droits politiques qu’on leur méconnaissait. En même temps que les Canadiens-français, ces Anglais — à qui nous ne pouvons que rendre nos plus sincères hommages — avaient élevé une voix sévère contre la clique des fonctionnaires et tous ceux-là qui à leur suite avaient été attirés par l’appât de quelques bonnes prébendes. Ces fonctionnaires et leurs dignes commensaux, jamais satisfaits des gros émoluments qu’on leur versait, essayaient par tous les moyens, et les moins honnêtes, de rendre plus souple et plus élastique, pour ne pas dire plus généreuse, la main qui avait accès au trésor public. Et encore ce trésor n’était-il nourri que des deniers durement amassés par les paysans canadiens que de lourds et injustes impôts leurs arrachaient au fur et à mesure. Or, les représentants élus de ces paysans n’avaient-ils pas le devoir et le droit d’exercer un contrôle sur l’administration de ces deniers de leurs compatriotes ? Voilà l’un des nombreux droits que leur refusaient les fonctionnaires. Ajoutons à cela la formidable bande de concussionnaires, d’agioteurs et de rongeurs de toutes les catégories, et nous avons déjà un aperçu suffisant des maux et des fardeaux intolérables qui s’appesantissaient sur le peuple.
Le docteur Robert Nelson voulait aller plus loin que d’ôter à la Bureaucratie et aux parasites qu’elle avait fait sans façon entrer dans notre maison canadienne, la gloire juteuse qu’elle savourait, il avait conçu le projet d’établir un système de gouvernement républicain pris sur le modèle du gouvernement américain. Non que Nelson, qui était anglais et fier de sa race, eût renié son origine et rougi du sang qui coulait dans ses veines ; mais il croyait que les deux races française et anglaise du Canada étaient destinées à ne former qu’une race canadienne ou tout au moins une nation qui, avec l’âge, n’aurait plus aucun rapprochement de caractère avec les nations de l’Europe. Or pour réussir à fonder cette nation canadienne, il fallait l’éloigner du contact et des influences des Anglais d’outre-Atlantique, et, pour ce faire, donner au Canada l’indépendance politique. Il prévoyait avec raison que le Canada ne pouvait rapidement grandir ni prospérer sous la tutelle d’une puissance, qui non seulement assurait à son commerce une source puissante de revenus, mais qui, le cas échéant, pourrait tirer jusqu’à la moelle de ses os. Et comme beaucoup d’Anglais il se demandait à quoi aurait servi à ces deux races d’être venues si loin pour ouvrir un foyer nouveau et fonder une patrie nouvelle, si, au moment d’atteindre le but espéré, elles allaient se voir mangées toutes vivantes par une multitude