Mais à mesure que le navire s’allégeait, Hindelang reprenait plus de confiance et plus de contrôle sur ses nerfs.
Une heure s’écoula… et soudain, à la stupéfaction générale, des coups de feu retentirent au loin dans les bois.
Hindelang avait dressé la tête et pâlit.
D’autres coups de feu suivirent.
— Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? demanda l’un des manœuvres.
— Je ne serais pas étonné que ce soit des patrouilles que les charretiers auront rencontrées.
Mais ces paroles avaient à peine quitté ses lèvres, que le pilote de l’American-Gentleman attira l’attention du jeune homme dans la direction du lac, sur un point qu’on apercevait par l’entrée de l’anse.
— Oh ! oh ! fit, Hindelang avec surprise. Ne dirait-on pas un voilier quelconque qui semble piquer sa proue de notre côté ?
— Cela m’en a tout l’air, répondit le pilote.
— Qu’on m’apporte la lunette ! commanda le jeune homme.
Un homme se précipita dans l’intérieur du navire pour rapporter l’instant d’après l’objet demandé.
Hindelang examina attentivement le navire étranger et dit :
— C’est un schooner battant pavillon américain. Tenez ! voyez vous-même, ajouta-t-il, en passant la lunette au pilote près de lui.
Celui-ci regarda à son tour.
— C’est vrai, avoua-t-il, c’est un pavillon américain.
— Que pensez-vous ? interrogea Hindelang. Est-ce un ennemi ?
L’autre hocha la tête d’un air dubitatif et répondit :
— Je ne peux rien affirmer. Seulement, je suis surpris que ce navire vienne directement sur nous.
— Ou nous avons été découverts de ce point, ou ces gens savaient que nous étions ici, émit Hindelang.
— Une chose sûre, c’est qu’il peuvent nous apercevoir clairement.
Hindelang reprit la lunette des mains du pilote et se mit à lorgner de nouveau le petit navire qui venait rapidement, sous un bon vent du Nord qui soufflait depuis le midi.
— Mes amis, dit-il après un moment, je pense que c’est un navire douanier.
— Si tel est le cas, dit le pilote, nous sommes dans cette anse pris comme en une souricière.
— Et à supposer, ajouta Hindelang, que les coups de fusil entendus tout à l’heure aient été tirés par des agents sur notre piste, et que ces agents flairent notre cargaison, nous nous verrons pris entre deux feux. Oui, murmura-t-il tout en réfléchissant, c’est une véritable souricière.
Il demeura silencieux, ses regards brillants fixés sur le navire encore lointain, et son front durement plissé par l’effort de sa pensée. Silencieux aussi les hommes d’équipage le regardaient, prêts à exécuter les ordres qu’il donnerait.
Au bout de quelques minutes il regarda le pilote et dit :
— Je suis d’avis que nous sortions de l’anse et gagnions le large ; là nous aurons au moins l’avantage ou de fuir ces douaniers, si notre vaisseau file plus vite, ou de nous défendre sans courir le risque d’être attaqués sur nos deux flancs. Qu’en pensez-vous ?
— C’est le meilleure parti à prendre, approuva le pilote.
— À l’œuvre donc !
Ce fut vite fait : les ancres furent tirés, les voiles hissées, et l’American-Gentleman sortit lentement de l’anse, puis sur les ordres d’Hindelang, le pilote donna au navire une direction sud-ouest. Toutes voiles au vent il filait déjà à une bonne allure. Mais le petit navire étranger ne demeurait pas stationnaire : il s’était très rapproché, et, plus léger que l’American-Gentleman, il paraissait avoir deux fois plus de vitesse. Hindelang comprit qu’il ne pouvait échapper.
Il ordonna à ses hommes de se préparer à défendre le navire et ce qui restait de la cargaison. Chacun d’eux se munit de deux pistolets et d’une hachette qu’ils dissimulèrent sous leurs vêtements, et personne ne devrait exhiber ces armes sans un signal convenu d’Hindelang.
Il était trois heures et demie.
Le schooner se trouvait maintenant à portée de voix, et sur son pont de l’avant on pouvait apercevoir une douzaine d’hommes, debout, chacun armé d’une carabine et les yeux attachés sur l’American-Gentleman dont le nom, suivant la recommandation d’Hindelang, avait été changé en celui de « American-Eagle ».
Devant le groupe des inconnus du schooner trois hommes étaient réunis et de temps à autre échangeaient des propos. Ces trois hommes, qui semblaient être trois chefs, ne paraissaient pas armés.
Hindelang, à l’arrière de son navire, debout, bras croisés, fier, attendait l’attaque.