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saurez rien, si vous ne me faites servir à manger et à boire !

— Suivez-nous, dit M. Rochon.

Dans le réfectoire les membres de l’équipage avaient continué leur déjeuner un moment interrompu. Hindelang et le canadien conduisirent l’aubergiste dans une cabine contiguë au réfectoire dans laquelle ils se firent servir, afin de pouvoir causer plus familièrement.

L’aubergiste avait de suite attaqué un pot de vin et un fromage, et à le voir dévorer on pouvait croire que cet homme avait été des semaines sans donner la nourriture à son estomac.

Mais une fois que sa faim et sa soif eurent reçu un peu de satisfaction, Simon Therrier sourit largement à Hindelang, fouilla activement une poche intérieure de son habit, retira une enveloppe scellée et la lui tendit.

— Tenez, mon ami, c’est pour vous… c’est le message dont on m’a chargé !

Hindelang trembla. Il considéra curieusement la suscription et crut reconnaître l’écriture, ou plutôt il reconnaissait cette écriture fine et ferme, mais il ne voulait pas en croire ses yeux. Et le nom d’Élisabeth chanta dans son cœur.

Il se retira au pied de l’escalier de l’écoutille, sous le jour qui tombait dru. Il lut la missive suivante :

« Mon cher aimé,

« C’est avec grande hâte et vive inquiétude que j’écris ces lignes qui seront confiées à Simon Therrier. Si j’obéis aux ordres de mon oncle, qui sont une délicatesse de sa part, j’obéis également aux voix de mon cœur, qui ne cesse de trembler pour vous. Car un danger vous menace, Charles, vous et votre cargaison. Nous avons été trahis ! Comment ? Mon oncle ne m’a pas encore fait part de ses soupçons ou des certitudes acquises. Tout ce que je sais personnellement, c’est que des agents britanniques ont été mis sur votre piste, et mon oncle vous avise d’avoir à hâter votre déchargement, pourvu que notre messager vous arrive à temps. Mon oncle vous recommande encore, au cas d’urgence quelconque, si par exemple vos charretiers vous faisaient défaut, de localiser une cache à proximité de votre point d’atterrissage et d’y déposer provisoirement votre cargaison, afin de renvoyer sans retard le navire et son équipage et détruire ainsi toute trace qui pourrait vous trahir. Ah ! Charles, comme je m’inquiète pour vous ! Mais vous serez prudent ! Obéissez sans tarder aux ordres de mon oncle, les instants sont précieux, et cette obéissance pourra vous sauver du danger que je redoute. Par Simon donnez-nous des nouvelles qui nous rassurent. Je ne cesse de penser à vous, et chaque jour j’implore Dieu qu’il vous assiste ! Mon oncle est également fort inquiet pour vous et monsieur Rochon. Ma tante parle de vous à tout instant. Ah ! c’est qu’elle vous aime aussi ! Quand à mon oncle, il est devenu taciturne et songeur depuis votre départ ! Ah ! je tiens à vous le dire, Charles, votre éloignement a laissé dans notre maison de la tristesse. Mais vous reviendrez, Charles… Avec quelle impatience folle j’attends déjà votre retour ! Oui, écrivez-moi que vous allez revenir bientôt… bientôt à celle dont la pensée entière vous suit partout et toujours ! »

Au bas de cette épitre, Hindelang vit un E capital qu’il aurait baisé, s’il n’eût vu les regards de l’aubergiste et de M. Rochon fixés sur lui.

Il était ému, oppressé d’une joie débordante. Son cœur exultait ! Son âme chantait ! Ah ! comme il l’aimait cette chère Élisabeth ! Que lui importait les dangers, les menaces ! Il avait là-bas une petite canadienne ravissante qui l’attendait… une petite française de l’Amérique septentrionale ! Là, était toute la vie future ! là, tout le bonheur désirable ! Oui, mais il y avait une tâche à accomplir auparavant, une tâche formidable et hasardeuse avant de retourner à celle qui l’appelait !

À cette pensée soudaine Hindelang se ressaisit, il se contint, fit taire les voix impatientes de son cœur, se raidit par un effort de volonté sublime et s’approcha des deux amis.

M. Rochon surprit l’air rayonnant du jeune homme.

— Ah ! ah ! s’écria-t-il joyeusement, je crois voir que vous recevez de bonnes nouvelles ?

— Pas très bonnes, monsieur, répondit Hindelang avec gravité : nous avons été trahis !

— Trahis !

— Voilà ce que m’apprend cette missive.

— C’est également tout ce que je sais moi-même, dit Simon Therrier. M. Duvernay est en train de poursuivre une petite enquête pour savoir au juste où le vin a coulé. En attendant il m’a chargé de cette mission, as-