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— Qui êtes-vous ?

L’homme fit un mouvement en avant, il marcha jusqu’au bord de l’éminence.

À présent que cet homme avait laissé l’ombre répandue par la ramure touffue des pins, M. Rochon put le voir plus distinctement. Malgré la hauteur sur laquelle il se tenait, l’homme avait l’aspect plutôt trapu. Il portait avec lui un respectable attirail de chasseur.

— C’est peut-être un coureur des bois égaré, pensa-t-il.

Mais alors une voix qui ne lui sembla pas tout à fait inconnue répondit :

— J’arrive de New-York et je suis un ami.

— Votre nom ? questionna M. Rochon.

— Je vous le dirai à bord, si vous m’envoyez une embarcation.

— Pourquoi ne pas le dire de suite ?

— Parce que les bois peuvent entendre !

— Qui vous envoie ?

L’inconnu ne répondit pas de suite. Il parut réfléchir comme pour trouver la meilleure ou la plus sûre réponse à faire. Puis il dit :

— Celui qui vous a mis en charge de ce navire.

— Hein ! Duver…

— Chut ! monsieur, ne prononcez pas de nom ici ! Ne savez-vous pas que l’écho va loin ?

M. Rochon rougit vivement.

L’inconnu reprit :

— Hâtez-vous, monsieur, le temps presse ! Mettez un canot à l’eau.

— C’est bien, je vais donner des ordres.

Très intrigué, inquiet, M. Rochon descendit rapidement au réfectoire, prit Hindelang à l’écart et lui dit :

— Savez-vous qui nous arrive ?

— Dites, monsieur, je suis préparé à toutes les nouvelles, bonnes et mauvaises.

— C’est un messager de Duvernay.

Hindelang sursauta.

— Un messager envoyé par monsieur Duvernay ? Mais alors cela doit signifier pour nous une mauvaise nouvelle !

— Je le crains. L’homme demande un canot pour être amené à bord.

— Son nom, le savez-vous ?

— Par prudence, et il a raison, il ne veut parler qu’une fois sur ce navire.

— En ce cas dépêchons-lui deux hommes de notre équipage.

L’ordre fut aussitôt donné à deux matelots qui descendirent une embarcation, y entrèrent, et gagnèrent la plage pour y prendre l’inconnu.

Celui-ci était vêtu d’un habit de chasse et armé de couteaux, de pistolets et d’une carabine américaine de fabrication récente. Sa tête disparaissait sous une casquette de cuir jaune dont la visière lui cachait le front et les yeux. Il sauta lestement dans le canot, et sans un mot s’assit la carabine entre les jambes, demeurait l’air sombre et méfiant. Ce fut avec une sorte de crainte que les deux matelots emmenèrent au navire ce voyageur ainsi armé et d’une physionomie peu abordable.

Mais quand l’inconnu eut posé ses pieds sur le pont deux cris jaillirent :

— Ah ! monsieur Therrier !…

— Maître Simon !…

Ces deux cris avaient été poussés par Hindelang et M. Rochon.

Simon Therrier souriait… de ce sourire routinier et sans aucun sens, qui est le sourire des gens qui ont à recevoir journellement une clientèle.

— Comment diable avez-vous pu nous découvrir, s’écria Hindelang plus surpris peut-être que ne l’était M. Rochon.

Le sourire de Simon Therrier s’amplifia.

— J’ai couru, dit-il, une partie des forêts de l’Amérique avant de m’établir en la cité de New-York, et j’ai appris à y dénicher le gibier selon les cas d’urgence ; de sorte que c’est encore un peu mon métier, ou, si vous aimez mieux, c’est un métier que je n’ai pas tout à fait désappris.

Hindelang et M. Rochon regardait l’aubergiste avec admiration.

— Mes amis, reprit Simon Therrier, avec un sourire légèrement moqueur cette fois, je constate que votre surprise — et je ne vous en saurais blâmer — vous fait oublier les premières lois de l’hospitalité à l’égard d’un homme qui vient de fournir quatre-vingt lieues de pays difficile.

Hindelang saisit une main de l’aubergiste et la serra avec effusion.

— Pardonnez-nous, mon ami. Ah ! nous vous attendions si peu…

— C’est-à-dire que vous ne me m’attendiez pas le moindrement, se mit à rire l’aubergiste avec bonhomie.

— C’est vrai. Ainsi donc c’est monsieur Duvernay qui…

— Oui, oui, interrompit plaisamment l’aubergiste, et que vous voilà donc devenu curieux, monsieur Hindelang ! Mais vous ne