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la foule, et ce souffle exprima ces deux mots :

« Le bourreau ! »

— Je sentis un long frémissement courir au travers de ce monde. Puis le silence se fit solennel. Je vis des têtes se hausser devant moi, je haussai la mienne et j’aperçus un prêtre, le crucifix en main, marchant vers la potence. Derrière le prêtre un misérable suivait, livide et front courbé, mains liées derrière le dos, le pas mal sûr ; puis suivaient deux gardiens armés de fusils. Ce misérable était, comme j’appris un peu plus tard, un malandrin qui vingt fois avait mérité la hart au col. Je regardai. Comme la foule autour de moi je devenais avide d’un spectacle hideux.

Le prêtre, tout en récitant des prières, s’était arrêté au pied de la potence. Il présenta le crucifix au malfaiteur, qui le baisa. Puis il s’effaça pour livrer passage au pauvre diable vers les degrés de la machine. Devant cette montée suprême et fatale le malheureux hésita en titubant. Ses gardiens le poussèrent sans pitié. Il monta, mais à le voir flageoler on aurait pensé qu’il allait retomber en arrière ou s’écraser sur les marches rouges. Mais non. Il atteignit la plateforme où se tenait toujours l’homme qui caressait la corde ou la palpait comme pour s’en assurer la solidité.

Monsieur, vous devinez le reste, n’est-ce pas ?

— Oui, c’était une pendaison, murmura M. Rochon.

— Eh bien ! reprit Hindelang, je venais de voir ce spectacle pour la première fois de ma vie, spectacle plus affreux que la guillotine, il me semble… un homme jeté dans l’espace avec une corde serrée à son cou !

— Oui, dit M. Rochon, c’est le genre de mort qu’on fait subir aux criminels en Angleterre, et c’est ce même genre de mort qu’on a importé en notre pays.

— Quelle horreur ! frémit Hindelang. Eh bien ! monsieur, vous ne me croirez pas, mais c’est cette horreur-là que je viens de voir.

— Que dites-vous ! s’écria M. Rochon avec effroi.

— La vérité, sourit Hindelang. Mais écoutez encore. J’ai donc revu la scène terrible à laquelle j’avais assisté à Londres. Seulement, là, à cause de la distance, à cause d’un bonnet noir qu’on avait enfoncé sur la tête du condamné, je n’avais pu voir son visage. Mais tout à l’heure, dans une exécution toute semblable, j’ai bien vu les traits décomposés de la victime. Oui, là dans le ciel, parmi ces nuages, j’ai aperçu tout à coup un gibet pareil à celui de Londres, aussi rouge, aussi affreux. Mais il n’y avait au pied de cette potence ni foule avide, ni prêtre compatissant, ni gardes brutaux ; il n’y avait là que le condamné et l’exécuteur des œuvres de la justice.

— Vous avez vu tout cela ? demanda M. Rochon presque épouvanté.

— Comme je vous vois en cette minute même. Mais ce n’est pas tant l’exécution comme la physionomie du condamné qui m’a fait une si terrible impression.

— Vous avez donc vu son visage ?

— Que je connaissais, oui.

— Que vous connaissiez ! M. Rochon restait ahuri.

— Comme je vous connais… mieux que je vous connais : ce condamné, c’était moi-même !

M. Rochon eut un étourdissement.

— Vous ? dit-il, la voix très altérée.

Hindelang riait placidement tout en considérant la figure terrifiée de M. Rochon, qui commençait à se demander si ce jeune homme ne devenait pas fou.

— Allons ! proféra Hindelang en prenant le bras du canadien, n’ayez pas peur, monsieur, puisque je vous ai dit que j’avais rêvé. Venez, descendons, nous causerons mieux en bas ; ici, je commence à sentir le froid percer mes os. Venez !

Bouleversé et muet M. Rochon suivit son jeune compagnon, qui venait de s’engager dans un escalier étroit et raide conduisant dans le sein du navire. Mais Hindelang s’arrêta subitement à la troisième marche, se retourna et demanda en souriant :

— Croyez-vous aux mauvais rêves, monsieur ?

— Ni aux mauvais ni aux bons, mon ami. Néanmoins, je dois avouer que je professe une certaine croyance pour les pressentiments, qui sont comme des avertissements de dangers à venir ou de bonnes fortunes.

— Mon rêve serait-il un avertissement ?

M. Rochon parut se troubler et ne sut trop que répondre sur l’instant. Et en dépit de lui-même et sans vouloir assombrir ni la jeunesse ni l’avenir de ce vaillant garçon qu’il estimait et aimait, il répondit :

— Qui sait ?… Je vous ai dit qu’on pend en notre Canada tout comme on pend en Angleterre et tout comme on pend dans les États-Unis. Or, il pourrait bien arriver qu’on pende plusieurs d’entre nous.

— Vous en avez donc le pressentiment ?