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La lune dépassant le zénith dessinait dans le ciel un grand cercle blanchâtre et laissait descendre sur le lac et la terre sa pâle lumière. On ne voyait plus de nuages que flottant au-dessus des horizons. Le vent avait beaucoup diminué, tout de même, il soufflait encore assez pour pousser le navire à une vitesse moyenne.

Sur le pont de l’American-Gentleman il ne restait plus que trois hommes. Un guetteur, à l’avant, qui marchait de long en large pour dégourdir ses membres que le vent et l’air froid de la nuit envahissaient. À l’arrière, le pilote à la barre, et près de lui, le surveillant avec intérêt, Charles Hindelang.

M. Duvernay n’eût pas reconnu son jeune ami, Élisabeth, son fiancé. Pour se protéger contre le vent et le froid, il avait endossé une sorte de cape faite de cuir et doublée d’une peau de mouton. Le collet de cette cape remontait jusqu’aux oreilles qui, elles-mêmes, disparaissaient sous la fourrure veloutée d’une toque de peau de loutre. De sorte qu’on n’apercevait que les yeux du jeune homme, que son nez et sa bouche. Ses mains étaient enfouies dans d’immenses mitaines de peau de caribou et doublées de fouine. Quant à ses pieds, ils étaient chaussés de longues bottes de cuir brun auxquelles s’adaptaient des cuissières de peau de buffle. Non, ainsi accoutré, Hindelang ne se ressemblait plus.

La voix du guetteur se fit entendre :

— Par bâbord ! cria-t-il.

Le pilote imprima au gouvernail un rude mouvement qui donna au navire une légère secousse de roulis.

— Qu’est-ce ? demande Hindelang.

— Une petite île, répondit le pilote, sur laquelle nous allions nous jeter !

— Vous ne saviez pas qu’elle existait ?

— Oui, mais je ne la voyais pas avec cette voilure dressée devant mes yeux. Tenez ! maintenant nous pouvons en distinguer la profuse silhouette.

En effet, par tribord, l’œil d’Hindelang découvrit quelque chose d’informe et de sombre et qui semblait à l’effleurement des eaux du lac.

Le navire, obéissant à son gouvernail, s’en écarta d’une centaine de brasses, puis l’île se remêla à la nuit.

— Allons ! dit tout à coup Hindelang, je vais rejoindre M. Rochon dans sa cabine. Il doit être pour le moins minuit, n’est-ce pas ?

Le pilote regarda le ciel un moment et répondit :

— Il passe minuit, monsieur. Bientôt il sera une heure.

— En ce cas il est temps de me coucher. Bonne nuit, mon ami.

— Bonne nuit, monsieur.

Le jeune homme enjamba des piles de cordages, des caisses entassées, des barils, et se dirigea à tribord. Arrivé près de l’écoutille il s’arrêta, comme distrait, puis comme obéissant à une pensée qui dictait ses mouvements, il s’accouda à la balustrade et laissa ses yeux pensifs errer à l’aventure.

À mesure que la lune descendait sa course vers l’ouest, des nuages montaient de l’est, du sud et du nord. On eût dit qu’ils poursuivaient la lune, qu’ils voulaient la cercler prudemment, puis bondir et la capturer. Car ils en voulaient peut-être mortellement à cette face blême qui grimaçait narquoisement et qui, quelques heures auparavant, les avait brutalement dispersés. Et plus la lune se sauvait en riant, plus les nuages, sombres et irrités, s’approchaient.

Hindelang regardait cette chasse sans voir. Il pensait, et sa pensée s’était évadée de son cerveau. Elle avait suivi l’imagination et le souvenir.

Le jeune homme était retourné à l’arrière du chemin parcouru, au lieu d’aller à l’avenir vers lequel tend plutôt la jeunesse. Est-ce parce que sa jeunesse, à lui, n’a pas encore de chemin de tracé à l’avant ? Pourtant, cette voie glorieuse et triomphale qu’il avait entrevue à New-York et qu’il s’était entêté de parcourir contre les avis et les représentations de M. Duvernay ? Oui, mais cette voie était plutôt vague, elle menait vers des buts ignorés et incertains, et elle ne promettait pas de se rouvrir sous ses pas et le ramènera son point de départ. Aussi avait-il déjà, sans s’en rendre compte, repris la route de ce point de départ. Oui, en quelques secondes il s’était retrouvé tout près d’Élisabeth, après, en passant, avoir donné un souvenir à sa mère. Mais c’est l’image d’Élisabeth qui capturait toute sa pensée !

Avec une allégresse folle il revivait les jours trop courts et trop rapides qu’il avait passés au sein de cette excellente famille de M. Duvernay. Il rappelait avec ivresse à son souvenir tous les délicieux instants qu’il avait vécus avec Élisabeth, ses exquis entretiens avec elle. Ce passé, si peu lointain encore, demeurait comme l’unique bonheur sans tache qu’il avait traversé dans sa vie. Non, jamais nulles heures plus heureuses n’avaient réjoui son existence ! Et à y penser maintenant il