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nant toutes voiles au vent, allait s’élancer dans sa course nocturne. Car une voix forte clama cette parole d’alarme :

— Alerte !

On vit des lumières courir à bâbord, puis s’immobiliser.

L’embarcation, qui bondissait sur la crête des vagues, n’était plus qu’à vingt mètres. Du navire on la distinguait suffisamment.

Et du canot ces paroles volèrent, menaçante, jusqu’au petit navire :

— One more good pull, boys, we got’em !

Les rameurs et l’esquif obéirent à ce nouvel ordre : l’instant d’après des rames heurtèrent les flancs du vaisseau.

Au moment même la lune projetait quelques furtifs rayons. Et alors une voix forte et hardie demanda du pont, du navire :

— Holà ! qui êtes-vous ?

— Des amis ! répondit celui qui semblait commander le canot.

Dans la vague clarté des rayons lunaires, il aperçut une figure jeune et mâle se pencher sur la balustrade du navire et jeter un regard ardent sur l’embarcation et ses occupants. C’était Hindelang.

— Nous ne vous connaissons pas ! rétorqua-t-il.

— Et nous, nous vous connaissons, riposta l’autre. Vous êtes Charles Hindelang, en charge de ce navire, « L’American-Gentleman », portant une cargaison de munitions de guerre destinées aux insurgés canadiens !

— Et après ? interrogea Hindelang avec un rire narquois.

— Nous avons ordre de vous arrêter et de saisir vaisseau et cargaison.

— Eh bien ! essayez !

Pendant ce court colloque, Hindelang, M. Rochon et les membres de l’équipage qui les entouraient ne s’étaient pas aperçu que deux échelles d’abordage avaient été lancées sur le navire. Deux hommes déjà grimpaient suivis de deux autres.

Aussi, le chef de ces hommes fit-il entendre un ricanement sonore, et il dit :

— Une minute seulement, mon garçon, ça ne sera pas long !

Ses espoirs furent rapidement déçus : Hindelang venait de distinguer une ombre qui montait, grimpait aux flancs du navire. Il fit un bond, aperçut un grappin qui retenait une échelle de corde. Ce fut vite fait : saisissant à sa ceinture une hachette, il trancha le câble du grappin. Il y eut une chute lourde, le corps d’un homme s’écrasa au fond de l’embarcation à dix pieds plus bas, puis des jurons… Le canot, à ce heurt, manqua de chavirer.

Alors la voix de M. Rochon se fit entendre :

— Un autre par ici, mon ami ! cria-t-il à Hindelang.

Le jeune homme se rua… oui, une autre échelle à même un autre grappin, et un homme accroché à cette échelle ! La hachette d’Hindelang siffla de nouveau. Cette fois ce furent les eaux du lac qui renvoyèrent l’écho de la chute humaine.

— Feu ! sur cet homme ! rugit la voix du chef inconnu.

Mais une obscurité relative s’était faite déjà, de gros nuages passaient sous la lune.

Quatre ou cinq coups de fusil retentirent, mais les balles se perdirent dans la voilure du bâtiment.

Alors Hindelang jeta cet ordre, qui fit passer un frisson d’épouvante dans les veines de ceux qui lui donnaient la chasse.

— Pointez les canons !

Mais cet ordre ne fut pas exécuté pour la bonne raison qu’on n’avait pas de canon prêt à faire feu. Seulement, la peur parut paralyser les hommes de l’esquif, les rames demeuraient immobiles, et déjà la distance entre le navire et le canot grandissait. Alors l’équipage d’Hindelang lança des éclats de rire moqueurs, de la barque des jurons répondirent.

Hindelang comprit ; qu’ils étaient, lui et ses hommes, hors de danger. La barque ennemie avait disparu, engouffrée dans les ombres de la nuit, et le navire filait maintenant à toutes voiles.

— Mes amis, dit le jeune Français à ses hommes, comme vous venez de le voir, nous avons été dépistés. Il importe donc de nous tenir sur nos gardes, nuit et jour. Il importe aussi, puisque le nom de notre vaisseau est connu, de le remplacer par un autre et avant la venue du jour prochain. Et demain nous serons au terme de notre voyage. Courage donc, car l’étoile de votre grand pays et l’étoile de la France nous guident !

Puis, s’approchant de M. Rochon, il dit en le prenant par le bras :

— Allons terminer notre souper !


II

L’ÉTRANGE VISION


Près de quatre heures s’étaient écoulées. L’American-Gentleman filait toujours vers la terre canadienne.