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été arrachées lambeau par lambeau. Ils se voyaient donc forcés, de par les instances des agents anglais, de déranger de temps à autre les combinaisons de nos patriotes réfugiés chez eux. Mais aussi, se trouvant en contradiction avec leurs propres principes de liberté, agissaient-ils aussi mollement que possible, et les réfugiés en profitaient pour avancer leurs affaires. Et puis, les Américains n’avaient pas oublié qu’ils venaient de lutter âprement pour de pareilles libertés et contre la même nation à la domination de laquelle ils avaient réussi à se soustraire ; et ils n’oubliaient non plus les secours financiers et militaires que la France leur avait si généreusement accordés pour le parachèvement de leur tâche.

Il est donc facile de comprendre et de saisir toutes les difficultés et les obstacles qu’avaient à surmonter les chefs patriotes aux États-Unis. Mais ceux-là, nous les connaissons — tel Duvernay — étaient des hommes de courage et d’une ténacité que les obstacles les plus rudes ne pouvaient aisément rebuter. Il ne serait pas vain d’ajouter que ces hommes, qui avaient souffert, avaient l’âme des héros antiques.

Et, pourtant, on traita ces hommes d’insensés !…

Si, encore, ceux qui leur jetèrent à la face cette épithète injurieuse avaient fait voir une supériorité d’esprit, de cœur et d’âme ! Mais loin de là : ces insulteurs s’étaient renfoncés dans leur égoïsme et leur indifférence. Il est navrant de voir traiter ainsi des compatriotes qui voulaient qu’on rendît à César le droit de César. Ah ! si nous n’avions pas eu ces « insensés » pour élever la voix et crisper le poing, nous n’aurions pas, nous Canadiens-Français, à nous réjouir aujourd’hui des libertés qui nous furent reconnues après la crise, de ces libertés qui font les peuples vraiment heureux. Sans ces « insensés », demandons-nous si notre belle province de Québec serait encore à l’heure présente une province française ! Et sans ces libertés, demandons-nous encore ce qu’il serait advenu de notre nationalité, alors que les Américains ne cessaient de lui tendre une main par-dessus la frontière pour l’attirer dans leurs États où la prospérité devenait prodigieuse ! Comprenons que le geste courageux de ces grands « insensés » a créé, pour ainsi dire, une sorte d’égide aux minorités françaises de la Confédération canadienne ! Si les traités demeurent ignorés, le glaive remis au fourreau, même en tronçons, a laissé le souvenir de son éclat !

— Ah ! ces « insensés » glorieux… nous ne leur avons pas élevé assez de monuments ! Pas assez encore nos poètes n’ont accordé leur lyre ! Car ceux-là que la clique a bafoués ont écrit de leur sang généreux un poème impérissable ! Au plus fort de la secousse ils ont empêché l’écroulement de notre édifice national ! Ils ont protégé et sauvé nos berceaux au-dessus desquels, comme une épée de Damoclès, avait flotté la hache de la barbarie ! Ils ont été les appuis d’une pauvre race abandonnée à ses seuls moyens et débordée d’étrangers avides, sur une terre immense dont les bornes étaient des océans qu’elle ne pouvait franchir. Et les eût-elle franchis, qu’elle se fut trouvée encore en terre étrangère. Seule, peut-être, la France pouvait lui tendre les bras ; mais cette France, dont l’image aimée et vénérée demeurait un espoir et une sauvegarde, était à ce moment en proie elle-même à ses convulsions politiques.

Ah ! non ! nos patriotes ne furent pas des insensés ; ils furent des hommes de dignité et de fierté, de vrais hommes, quoi ! Car, lorsqu’un homme, un homme dans tout le sens énergique du mot, n’a pas le courage de relever l’affront fait à sa dignité, ni de secouer la chaîne qu’on lui a mise injustement aux bras, cet homme n’est plus un homme, il est rangé à la catégorie des bêtes de somme !

Et pouvait-on encore traiter d’insensé ce jeune Français qui, par amour pour la liberté, par la noblesse et l’ardeur de son sang français, par la plus belle générosité, offrait de sacrifier son petit avoir, sa jeunesse heureuse, son avenir pour la défense des droits d’une nationalité dont il ne possédait ni le caractère ni la croyance religieuse ?…

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Charles Hindelang avait conquis toute l’amitié de la famille Duvernay, et il avait trouvé là un foyer presque tout aussi doux que celui qu’il avait quitté en France. Il avait trouvé comme une mère en Mme Duvernay, un père en son mari, et, en Élisabeth… Dame ! notre héros n’avait pas vécu sous ce bon toit durant près de trois mois sans avoir été un peu le compagnon de la nièce de M. Duvernay.

En effet, Hindelang, après ses heures de travail, avait trouvé chaque jour une délicieuse compagne en Élisabeth. Naturellement, après la sympathie du premier mo-