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LE DRAPEAU BLANC

avoir trois ou quatre heures d’avance.

— Mais comment diable ? se demandait Flambard a-t-il pu traverser ce pont ? Est-ce que par hasard sa berline et ses chevaux n’auraient pas roulé dans le ravin ? À moins que ce pont ne se soit écroulé qu’après le passage de Foissan. Ce que Flambard ne pouvait savoir, c’est que le pont avant l’arrivée du garde penchait beaucoup moins. L’Italien avait vu le danger de passer sur le pont, mais il avait tout risqué en faisant lancer les chevaux à toute vitesse. Et ce ne fut que par miracle, si l’équipage réussit à franchir le pont sans accident. Seulement le passage de la berline l’avait ébranlé davantage et l’avait fait pencher au point de le rendre impassable.

— Allons ! se dit le spadassin, il ne me reste qu’à découvrir une ferme où je pourrai peut-être me procurer un autre cheval.

Et sur ce il traversa le pont tout à fait.

Mais il n’avait pas fait dix pas de l’autre côté qu’il buta contre un obstacle. Il se pencha et reconnut que c’était le corps d’un homme ; et se penchant encore il reconnut vaguement les traits livides du père Croquelin, du père Croquelin qui avait eu la gorge trouée de deux ou trois coups de poignard. Flambard frémit.

— Par l’enfer ! jura-t-il, voilà bien, si je ne me trompe, le travail de cette charogne de Foissan.

C’était vrai.

Rose Peluchet avait dit à Flambard que le père Croquelin s’était agriffé aux ressorts de derrière de la voiture au moment où celle-ci, tirée par Pascal et Loulou, prenait rapidement la direction de Québec. Oui, l’ancien mendiant avait réussi ce tour de force, et il avait réussi à se maintenir dans sa position peu confortable jusqu’à ce point. Ce fut pour lui aussi miracle s’il ne dégringola pas de la voiture et ne roula dans le torrent. L’équipage avait donc atteint l’autre côté du ravin où Foissan le fit arrêter pour examiner le pont et s’assurer qu’il demeurait impassable. Mais en descendant de la berline il aperçut le père Croquelin accroché à l’arrière. Sa décision fut vite prise : il tira un poignard, se jeta sur l’ancien mendiant et lui troua la gorge, si bien que la mort fut presque instantanée.

Il jeta le cadavre sur le milieu de la route grommelant :

— Bon ! celui-là ne m’embêtera plus !

Il jeta un coup d’œil sur le pont et sourit en pensant ceci :

— Si je suis poursuivi, gare à ceux qui franchiront ce pont après moi !

Et il remonta aussitôt dans la berline qui repartit à toute vitesse.

Après avoir considéré le cadavre du vieux mendiant. Flambard dit à mi-voix :

— Pauvre vieux ! je reviendrai te donner une sépulture plus chrétienne.

Il le souleva et le déposa dans un fourré sur le bord de la route. Puis il reprit son chemin dans la nuit froide et noire.

Le spadassin marcha ainsi jusqu’à l’aurore. Dans les premières clartés du jour il vit des coteaux fort boisés, puis à droite, du sein des bois blancs de frimas il aperçut une mince colonne de fumée.

— Voilà une habitation, se dit Flambard, j’y trouverai peut-être un cheval.

Il ne lui fallut que dix minutes pour atteindre une pauvre chaumière où il fut reçu par deux vieux paysans qui venaient d’allumer le feu du matin.

Devant l’étonnement des paysans qui ne s’attendaient pas à cette visite, le spadassin dit :

— Braves gens, je viens vous demander aide et secours.

Il narra son aventure et dit la mission importante qui l’appelait à Québec.

Les deux paysans, qui avaient beaucoup souffert de la guerre, compatirent avec le spadassin et ne refusèrent nullement de lui prêter l’unique cheval qu’ils possédaient. Flambard remercia les bonnes gens, leur laissa une poignée d’or en garantie, et sauta en selle.

Il lui restait huit milles à faire. Mais il s’aperçut que le roussin qu’il montait n’était pas précisément un coureur de race. Gros cheval de labour, il n’allait qu’en trottinant lourdement et butait constamment. Le spadassin enrageait. Avec tout le temps perdu, il se voyait monté sur un vieux roussin qui était loin d’aller vite comme le vent, et ainsi monté il lui faudrait bien plus d’une demi journée pour atteindre les murs de la cité.

Ce ne fut que vers les dix heures et demie, que Flambard se trouva sur une colline que traversait la route et qui dominait la rivière St-Charles. Devant lui il