me toujours ! Comme leurs ennemis, les Anglais, ils disaient, avec un cynisme révoltant : « as usual » !
Nous ne rapporterons pas les détails de cette fête qui se prolongea jusqu’à l’aurore du jour suivant, jusqu’à cette heure fatale où, au Château Saint-Louis, le malheureux Montcalm expirait après avoir enduré de terribles souffrances. Car narrer ce festin, cette débauche, alors que de toutes parts coulaient des flots de larmes, alors qu’un deuil immense enveloppait toute la colonie, serait tracer un tableau si honteux qu’il nous répugne à l’entreprendre. Mais pour mieux faire voir à notre lecteur jusqu’à quel degré de lâcheté et de cynisme était descendue toute cette bande féroce d’agioteurs et de larrons, nous le ferons assister à un conciliabule qui fut tenu à l’écart et à l’insu des autres personnages de la fête.
À ce conciliabule assistaient Bigot, Deschenaux, Cadet, Beau, Varin, Corpron et Pénissault. D’autres associés de cette bande se trouvaient en ce moment ou aux Trois-Rivières ou à Montréal où, là encore, la table des festins était largement mise.
Il était six heures et demie, lorsque Deschenaux pénétra dans une large pièce du premier étage qui servait de cabinet, de travail à l’intendant, et où se trouvaient réunis les dignes personnages que nous venons de nommer.
— Messieurs, annonça Deschenaux en entrant, l’armée a trouvé un nouveau chef !
— Bougainville ? je parie, cria Varin.
— Non, dit Bigot en hochant la tête avec mépris ; Bougainville n’est qu’un sot. Je devine quel est ce nouveau chef ; c’est ce fat et prétentieux Monsieur le Chevalier de Lévis !
— Vous le devinez, monsieur, dit Deschenaux.
— Mais Lévis est à Montréal, cria Cadet ; comment peut-il prendre le commandement de l’armée ?
— Mon cher Cadet, reprit Bigot de sa voix toujours suave, mais aussi pleine d’autorité toujours, si notre ami Deschenaux a nommé Lévis comme le nouveau chef de l’armée, c’est donc que c’est ainsi !
— Mais je m’y oppose ! exclama Cadet avec force.
— Et moi donc ? fit Bigot.
— Et moi donc ? Et moi donc ?… firent les autres tour à tour.
— Messieurs, dit Deschenaux, quel est, à votre avis, celui de nos officiers qui serait le plus apte à prendre le commandement suprême de l’armée ? Car Monsieur de Montcalm aura bientôt cessé de vivre.
— Le plus apte ? s’écria Corpron. Mais ne serait-ce pas Le Mercier ? C’était son ami intime.
— Le Mercier ? ricana Varin ; mais ce n’est qu’un petit capitaine d’artillerie. Moi, ajouta-t-il, je proposerais…
Il fut interrompu par Pénissault.
— Ah ! bah, dit ce dernier ; allez-vous nous faire croire maintenant qu’il faille un maréchal de France pour prendre le commandement de quelques régiments tout halbrenés, le ventre vide, et les yeux plutôt tournés vers la France, où il leur tarde de retourner, que vers cette capitale qui ne tient plus debout ? Vous me faites rire !
— Je ne dis pas qu’il faille un maréchal, répliqua Varin aigrement ; mais je conçois qu’il faille tout au moins un officier de mérite.
— Nomme donc cet officier ! cria Cadet, qui venait de vider coup sur coup deux coupes remplies d’eau-de-vie.
— Montreuil ! répondit Varin.
— Montreuil ! s’écria Cadet avec un sourire méprisant. Bah ! je pense que Monsieur le chevalier de Montreuil, tout comme Monsieur de Levis, a plus de prétention et de fatuité qu’il n’a de nerf dans la tête et le cœur !
Il éclata d’un long rire.
— Mes amis, intervint Péan sur un ton prétentieux, car Péan essayait de rivaliser d’influence et d’autorité avec l’intendant ; et si ce dernier lui prenait le meilleur de sa femme, en revanche Péan essayait de subtiliser à Bigot un peu de son autorité. Mes amis, dit Péan, il n’y a qu’un homme capable de conduire l’armée…
— Selon nos vœux… ricana Deschenaux.
— Bien parlé, ami Deschenaux ! approuva Cadet.
— Ne riez pas ! cria Péan indigné. Je dis qu’il n’est qu’un homme dans tout le pays capable de commander l’armée : c’est Duchambon de Vergor !
Cadet se mit à rire follement.
— Qu’est-ce à dire ? s’écria Péan plus indigné.
— Mon cher ami, ce pauvre Vergor est prisonnier des Anglais, ne le saviez-vous pas ?
Péan rougit et demeura béant.
Un rire énorme résonna autour de la table de l’intendant. Car Péan était un être plus ridicule que sérieux. Sans être un imbécile, il n’avait certes pas de facultés mentales à