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LE DRAPEAU BLANC

et l’entrain, conduit par Flambard et ses deux grenadiers, y prit une allure fantastique. Mais Flambard était surtout le point de mire des paysans et villageois. On s’amusait énormément à ses vives réparties, ses jurons, ses gestes de matamore, et surtout à son franc-parler lorsqu’il discutait les affaires du pays. Et il n’y allait pas de main-morte quand il s’agissait de répartir la justice, de rendre à chacun son dû, de blâmer ou louanger. Son air jovial, son sourire confiant, sa désinvolture plaisaient. Il trouvait un énorme plaisir à bavarder avec les plus humbles et les plus ignorants. Et grand seigneur, il offrait tournées et tournées toujours à la santé de la France et du roi.

À neuf heures l’auberge était toute remplie d’une foule joyeuse et bruyante.

Maître Hurtubise et ses serviteurs ne suffisaient pas à servir les eaux-de-vie et les vins commandés par le spadassin. Et encore s’il eût été seul à faire de telles libéralités ? Mais non, il avait près de lui deux rudes concurrents, Pertuluis et Regaudin.

— Ventre-de-roi ! amis et camarades, hurlait Pertuluis, il importe que nous nous rattrapions un tantinet !

Et, frappant la table de son poing énorme il vociférait :

— Vingt carafons, maître Hurtubise !

Lui et Regaudin jetaient avec ostentation des poignées de pièces d’or dont s’émerveillait la paysannerie. Ah ! si le père Raymond et sa pauvre vieille étaient sortis de la tombe pour voir ainsi rouler leur fortune amassée avec tant de peine !

Flambard lui-même commençait à s’étonner des largesses des deux grenadiers et à se demander où diable ils avaient bien pu déterrer leur trésor.

Une fois il s’écria en riant largement :

— Par ma foi ! amis grenadiers, auriez-vous par hasard soufflé sa caisse à ce cher Monsieur de Péan de la Péanterie.

Demi ivres Pertuluis et Regaudin éclatèrent d’un rire formidable.

— Monsieur Flambard de la Flambarderie, répondit Regaudin avec une politesse exagérée, nous avons peut-être oublié de vous instruire du fait que nous avons hérité d’un pauvre vieux mendiant de la Mendianterie qui, riche à foison, le fripon, nous a appelés à son chevet lors de sa dernière agonie, et nous a priés de nous faire ses généreux héritiers et légataires, ce à quoi nous n’avons pu nous soustraire, tout modestes que nous sommes !

Il y avait tellement d’humour et d’ironie joyeuse dans cette répartie que tout le monde se mit à rire aux plus grands éclats. Et naturellement, tout le monde aussi parut se contenter de cette explication relative à la provenance de tant de louis d’or, qui ruisselaient entre les doigts des deux grenadiers comme des lingots en fusion.

Le moins heureux n’était pas Maître Hurtubise qui, depuis trois jours faisait des affaires à le rendre malade. M. de Vaudreuil, à lui seul avant son départ, avait jeté sur une table et sous les yeux éblouis de l’aubergiste une bourse si lourde et si carillonnante qu’il pensa faire un rêve. De son côté Bougainville avait remis à Maître Hurtubise une autre bourse qui n’était pas loin de rendre des points à celle de M. de Vaudreuil, car l’auberge avait dû pourvoir aux besoins de ses cinquante cavaliers et leurs chevaux…

Enfin, Jean Vaucourt, avait dit à l’aubergiste :

— N’épargnez ni les soins ni les attentions à l’égard de Madame Vaucourt, le tout vous sera largement rétribué.

Les Péan eux-mêmes s’étaient montrés d’une belle générosité.

Or, après tout cela, voici que Flambard et les grenadiers Pertuluis et Regaudin se plaisaient à faire couler de vrais ruisseaux d’or. Décidément comme le pensait l’heureux aubergiste, la vie avait encore quelque chose d’attrayant, bien que les Anglais fussent tout près de là, comme une menace terrible à la prospérité d’un chacun et de tous !

Vers les midi, au moment où tout le monde s’apprêtait à prendre place à une immense table que Flambard avait fait dresser dans la salle commune, afin qu’il fût joyeusement festoyé à l’honneur de M. de Lévis, le nouveau chef de l’armée, et que d’avance on se réjouit à la victoire prochaine dont on rêvait déjà, dehors, sur la place déserte, froide et nuageuse, résonnèrent soudain les sons clairs et joyeux d’un fifre.

Toute l’auberge se précipita aux fenêtres, et l’on put voir un pauvre vieux sauvage, vêtu de peau de cerf, à très longs cheveux blancs, jouer du fifre près de la véranda. Les airs qui en sortaient, gais et sonores, étaient inconnus à toute l’auberge ; mais ils étaient si harmonieux et parfois