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LE DRAPEAU BLANC

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— Eh bien ! ventre-de-roi, tourne la canette et coule, mon vieux ; tu rempliras le barillet tantôt !

Regaudin étouffa d’un hoquet, chavira, s’appuya de l’épaule contre le mur de l’écurie où les deux amis venaient d’arriver.

— Non… bafouilla Regaudin, la canette ne tourne pas !

— Elle est peut-être bien rouillée ?

— J’sais pas, Pertuluis ; mais il vente toujours !

— Es-tu fol, Regaudin ?… Pas une brise…

— J’dis qu’il vente, biche-de-bois !

— J’dis qu’non !

— J’dis qu’si !

— Ah ! tu t’emberlucoques, s’écria avec dégoût Pertuluis.

— Hein Pertuluis ? Que dis-tu ? Répète cette injure, voir !

Et Regaudin se redressant avec colère mit le poing sous le nez de son compagnon.

— Regaudin, prends garde !

— C’est à toi de prendre garde, Pertuluis !

— Regaudin !…

— Pertu !…

Mais tous deux d’un commun accord se raidirent, tendirent l’oreille vers les bois, puis vers la route, et se regardèrent avec surprise.

Pertuluis souffla :

— Un galop endiablé… on fuit de ce côté !

— Des Anglais ! fit Regaudin.

— Des traîtres !

— Des maraudeurs !

— Enfourchons ! émit Pertuluis.

— Mais les rosses ?

— Là ! Pertuluis montrait des chevaux tout scellés dans l’écurie.

— Démarrons ! consentit Regaudin.

— Et courons après ceux qui s’épouffent comme sans dire bonsoir !

Sans avoir bien conscience de leurs actes et de leurs paroles, les deux grenadiers détachèrent deux chevaux de l’écurie, les tirèrent après eux dans la cour, franchirent une porte basse pratiquée au fond de la cour dans le mur qui l’entourait, et l’instant d’après s’élançaient à toute erre sur la route des Trois-Rivières, jetant leurs cris de guerre coutumiers :

— Taille en pièces !

— Pourfends et tue !

Ils chevauchèrent ainsi toute la nuit, risquant cent fois de se tuer net à des endroits où la route faisait de brusques détours en côtoyant de raides talus, ou de rouler en bas de profonds ravins et de s’y tordre le cou.

Et lorsqu’au petit jour ils s’arrêtèrent, épuisés, eux et leurs chevaux, mais dégrisés aussi, ils se trouvèrent sur un coteau fort boisé, désert et silencieux, ils se crurent égarés.

Moulus, brisés, malades, ils descendirent de cheval, s’assirent sur un arbre renversé pour demeurer mornes et abattus.

Longtemps ils restèrent ainsi.

Enfin, Pertuluis soupira fortement et murmura avec angoisse :

— Et pas un carafon, Regaudin !

— Non… pas le plus petit ! gémit Regaudin.

Non loin coulait l’onde bruissante d’un ruisseau. Pertuluis y alla en chancelant.

— Biche-de-bois ! lui cria son compagnon, tu ne vas pas t’abreuver de ce poison, j’espère ?

— Hélas, non ! Regaudin… Mais j’y vais pour m’y tremper la face et me la rafraîchir !

Peu après Pertuluis se penchait vers l’eau claire, limpide comme un pur cristal, et si fraîche… Il la regarda couler longtemps. Puis il sourit amèrement, se pencha encore et se mit à boire à longs traits, et cette aspiration fit un tel bruit qu’elle attira l’attention de Regaudin qui bondit jusqu’à son camarade, l’enleva par sa culotte brutalement et l’envoya loin du ruisseau, criant avec épouvante :

— Misérable, tu te damnes !

Pertuluis roula sur le dos, ferma les yeux et bégaya :

— Ah ! mon pauvre Regaudin j’étais si malade que je ne pouvais plus souffrir… j’ai préféré mourir !

Tout à coup à une certaine distance, plusieurs coups de feu retentirent qui, dans les échos sonores du matin, se répercutèrent comme des coups de tonnerre.

Pertuluis fit un saut et se trouva debout. Regaudin cria :

— Bataille !

Alors dans le subit silence qui suivit, les mêmes échos, à peine apaisés par la fusillade qui les avait troublés, apportèrent à heurter à une troupe qui arrivait au galop dans leur direction.