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LE DRAPEAU BLANC

Puis les deux voix réunies de Pertuluis et Regaudin poussèrent ce vivat :

— Vive Maître Flambard !…

Un tonnerre répondit et roula jusqu’aux échos lointains et étonnés…


XVII

COMMENT FLAMBARD ÉCHAPPE À UN TROISIÈME GUET-APENS.


On se rappelle que, la veille de ce jour, Foissan et ses gardes avaient profité de l’arrivée du gouverneur et de l’excitation qui avaient suivi pour quitter l’auberge et le village de la Pointe-aux-Trembles. Ils avaient convenu d’aller se poster sur un point de la route des Trois-Rivières, y attendre le passage de Flambard et tuer sans pitié ce dernier.

Foissan et ses gens se trouvaient déjà dans la cour des écuries, lorsque le gouverneur et son cortège entrèrent dans le village. Le soir tombait. Aux écuries et dans la cour de nombreux valets allaient çà et là accomplissant leur besogne routinière.

Foissan avait dit aux gardes :

— Dès que la brunante sera venue et après que tous les serviteurs seront rentrés dans l’auberge, nous nous mettrons en route.

L’arrivée du gouverneur allait favoriser ses desseins. En effet, aux cris et aux acclamations du peuple, les valets d’écurie, curieux, se précipitèrent vers la place de l’auberge sans se préoccuper ni de Foissan ni de ses gardes.

— Bon ! sourit Foissan. Nous n’avons plus à attendre qu’un quart d’heure ou vingt minutes !

Lorsque le De Profundis eut été récité, et peu après que M. de Vaudreuil eut pénétré dans l’auberge avec sa suite et au moment où le peuple se dispersait pour regagner ses foyers, Foissan donna l’ordre du départ.

Mais dix minutes ne s’étaient pas écoulées, que deux grenadiers, à demi ivres, sortaient de l’auberge et gagnaient les écuries : c’étaient Pertuluis et Regaudin. Ils entendirent, apporté par les échos du soir, le galop rapide de la troupe des gardes. S’imaginant que c’étaient des fuyards quelconques et des ennemis, stimulés par l’eau de vie, animés d’idées batailleuses, ils décidèrent de se lancer à la poursuite de ces fuyards.

Mais expliquons comment les deux grenadiers étaient sortis de l’auberge.

On se rappelle aussi qu’avant son entrée dans l’auberge M. de Vaudreuil avait ordonné, en signe de deuil, de cesser toutes réjouissances ; aussi, lorsqu’il fut entré, se trouva-t-il dans la salle commune deux buveurs qui parurent fort gênés par la présence de Vaudreuil, et ces deux buveurs étaient nos deux plus brillants amis. Pertuluis et Regaudin jugèrent prudent de se retirer. De suite ils gagnèrent la porte de sortie que gardait un lieutenant de Bougainville. Comme ils titubaient énormément, le lieutenant hésita à leur accorder un permis de sortir. Ce que voyant, Pertuluis dit, zézayant d’ivresse :

— Ah ! ça, mon p’tit, tu dois ben savoir qu’on est des copains au brave capitaine Vaucourt qu’on a fait partie de l’armée de Monsieur de Bougainville, et qu’enfin, pour ta persuasion, on est des bobichauds à monsieur Maître Flambard que le grand diable du grand diable cornu, biscornu et recornu ne saurait étouffer jamais, attendu…

Le grenadier fut interrompu par un hoquet, ricana niaisement et reprit :

— Oui, attendu, mon p’tit, que le sieur de Regaudin et le chevalier de Pertuluis ici présentement parlant, ne pouvaient pas passer la nuit ici céans cette auberge sans qu’on leur permît tout au moins d’aller faire leur pipi, ventre-de-diable !

Le lieutenant les laissa passer.

Et, maugréant, caracolant, hoquetant, se tenant du coude, les deux grenadiers se dirigèrent vers les écuries.

— Quelle soûlade tout de même ! bégayait Pertuluis.

— Biche-de-biche ! zézayait Regaudin, ce qu’on était en train de se rattraper, Pertuluis !

— J’en ai la bédaine à l’envers, Regaudin !

— J’en ai les jambes toutes ébauhies, Pertuluis !

Et Regaudin faillit s’allonger de tout son long.

— Quoi ! se mit à rire Pertuluis, vas-tu faire naufrage ?

— Hélas ! je ballotte, je tangue, je roule… Biche-de-bois ! une vraie tempête et que le cœur me sort du ventre et que mes tripes s’étirent de trois aunes tout au moins !