Page:Féron - Le drapeau blanc, 1927.djvu/71

Cette page a été validée par deux contributeurs.
69
LE DRAPEAU BLANC

Et Flambard, avec son fardeau, se jeta sur la véranda ; d’un coup de genou renversa Péan qui se trouvait sur son passage, et, passant comme un bolide, troua la masse humaine devant lui, bouscula même M. de Vaudreuil qui n’avait pu s’écarter assez tôt, et alla déposer Mme  Péan évanouie sur une table de la salle commune, ordonnant à deux serviteurs :

Veillez-moi ça, vous autres !

Il rebondit vers la véranda au moment où sur la place agitée retentissaient ces cris :

— Place, ventre de diable !

— À mort, biche de bois !

— Taille en pièces !

— Pourfends et tue !

C’étaient Pertuluis et Regaudin qui repoussaient les cavaliers et conduisaient aux écuries les chevaux de Péan.

Revenu sur la véranda comme un coup de vent, Flambard se jeta sur le sieur Péan qui se relevait de sa chute, le saisissait et l’emportait dans l’auberge.

Mais avant qu’il eût atteint le seuil de la porte, une main se posa sur son épaule, et une voix bien connue du spadassin prononça ces paroles :

— Ah ! ça mon ami, que voulez-vous en faire ?

Flambard reconnut Vaucourt, sourit largement et répondit :

— Je veux seulement le fourrer dans une cage quelconque, lui et sa péronnelle, pour que ni l’un ni l’autre ne m’échappent d’ici trois jours.

Vaudreuil, blême et courroucé, intervint à son tour.

— Inutile monsieur, proféra-t-il avec sévérité, Monsieur Péan et sa dame ont liberté de poursuivre leur route.

Disons que le gouverneur commençait à craindre de s’attirer de vives représailles de la part de l’intendant Bigot.

— Ah ! sourit Flambard sans se troubler. Ceci, Excellence, est votre ordre, n’est-ce pas ?

— Sans doute ! répliqua Vaudreuil avec hauteur.

— Mais n’avez-vous pas dit que dans les choses de la guerre dorénavant Monsieur de Lévis pourrait seul ordonner ?

— J’avoue que je l’ai dit, répondit Vaudreuil étonné.

— En ce cas, Excellence, je vous prie de m’excuser, ordre de Monsieur de Lévis, général en chef !

Et Flambard, avec Péan dans ses bras, se rua de nouveau dans l’intérieur de l’hôtellerie, jeta son fardeau sur le parquet, appela deux autres serviteurs et dit :

— Gardez-moi ce cochon !

Il fit volte-face, traversa la véranda et d’un bond prodigieux sauta sur le siège de la berline et debout, dominant tout le tumulte sur la place, il fit un grand geste avec un juron familier :

— Par les deux cornes de Satan !…

Toute la place, surprise, s’immobilisa. Les cavaliers et le peuple qui s’étaient un moment chamaillés apaisèrent leur courroux, et tout le monde prêta l’oreille à la voix de Flambard.

— Sujets du roi de France, clama le spadassin, réjouissez-vous ! Le brave chevalier Marquis de Lévis prendra demain la conduite de l’armée et marchera sur Québec pour en chasser les Anglais ! Vive le chevalier de Lévis !

Dans les airs il lança triomphalement son tricorne troué par les balles.

— Vive le chevalier de Lévis ! rugit la foule enthousiasmée.

Ayant rattrapé son tricorne, Flambard le lança de nouveau dans l’espace en rugissant :

— Vive le roi de France !

— Vive le roi ! imita la foule joyeuse.

— Vive son Excellence Monsieur le Gouverneur ! reprit Flambard de sa voix qui emplissait l’espace sonore.

La foule jeta un vivat étourdissant.

Mais cette fois Flambard avait manqué de rattraper son tricorne, et, perdant l’équilibre, il culbuta en bas de la berline et roula dans la poussière.

Un rire énorme partit des spectateurs de cette scène.

Mais vite Flambard se releva, jura un terrible « Cornes du diable », et sauta de nouveau sur le siège du conducteur de la berline. Puis il tira sa rapière et se prit à la faire tourner au bout de ses doigts… La lame tournait avec une rapidité vertigineuse, elle sifflait, étincelait. Puis il la lançait dans l’air la reprenait du bout de ses doigts où elle se remettait à tourner, pour encore reprendre la route des airs et redescendre et retourner… Ébahi, le peuple applaudissait.