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LE DRAPEAU BLANC

fut décidée. C’était le parti le plus sage. Il fut en même temps décidé de confier le commandement suprême de l’armée au Chevalier de Lévis, qu’on croyait à Montréal, et à qui un courrier serait dépêché.

De fait, cette décision avait été déjà prise par Vaudreuil lui-même, et Flambard avait été chargé de remplir cette mission auprès du chevalier ; mais le gouverneur avait jugé prudent de faire confirmer sa décision par le conseil. Il avait aussi confié à Flambard un message pour M. de Ramezay, enjoignant à celui-ci de ne pas livrer la ville tant qu’il resterait des vivres suffisantes pour la garnison et la population de la cité, et exprimant l’espoir que M. de Lévis arriverait à temps à son secours.

Dès après la réunion du conseil l’ordre de la retraite fut donnée à toute l’armée, et, trop précipitée, cette retraite ressembla à une fuite. Il est vrai qu’il était à craindre que les Anglais ne s’opposassent à la retraite, en barrant la route de la Lorette et de Saint-Augustin, l’unique voie par laquelle l’armée française pouvait se retirer. Aussi, pour ne pas éveiller les soupçons de l’ennemi, fut-il laissé dans le camp de Beauport une certaine quantité de tentes toutes dressées, qui pourraient faire penser que l’armée demeurait dans ses retranchements.

La population de la campagne environnante, se voyant abandonnée, désespéra tout à fait. Un grand nombre de paysans suivirent l’armée pour aller s’établir aux Trois-Rivières ou à Montréal, en attendant que le sort des armes décidât de la victoire définitive. Le spectacle fut lamentable : on vit en pleine nuit des charrettes chargées de meubles et de quelques provisions rouler en cahotant lugubrement à la suite des régiments français. Des vieillards suivaient en gémissant. Des femmes éplorées marchaient à la suite du triste cortège, les unes traînant leurs enfants par la main, d’autres les portant sur leur sein suffoqué, car dans les charrettes on n’avait pu leur faire une place ! Que de larmes mouillèrent la poussière de la route ! Que de sanglots troublèrent cette nuit funèbre ! Que de pieds meurtris et sanglants laissèrent leur empreinte sur ce chemin du Calvaire ! Des veuves, seules et incapables d’emporter quoi que ce fût, ou trop découragées, avaient mis le feu à leurs habitations pour qu’elles ne devinssent pas la propriété de l’ennemi, et elles s’en allaient à l’aventure, brisées par la douleur. Cette fuite ressemblait à l’antique exode du peuple hébreux. Et pendant quatre jours les routes furent témoins de cette retraite navrante de pauvres et misérables campagnards ; et la fuite ne cessa que ce jour néfaste du 17 septembre, quand on vit au-dessus du Fort Saint-Louis flotter, comme un linceul affreux, le drapeau blanc ! Alors, on comprit que tout espoir était anéanti ; et ceux qui n’avaient pas fui et d’autres qui s’apprêtaient à fuir furent à ce point abattus par cet événement, que, sans force ni courage, ils préférèrent attendre ce qui adviendrait… quand ce serait ou la mort ou l’esclavage !

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Donc, tandis qu’un grand et malheureux héros exhalait le dernier soupir — soupir avec lequel semblait s’envoler l’âme d’un peuple — tandis que l’armée abandonnait son camp et les murs de la cité, laissant les Anglais maîtres de toute cette partie du pays qui s’étendait jusqu’à la mer, tandis que les populations campagnardes, dans le plus grand désarroi, clamaient leur désespoir ou appelaient d’une voix déchirante l’aide de la France, comme si la France par l’au-delà des mers pouvait entendre ces voix chétives que dévorait un espace infini, il était des êtres humains — mais était-ce bien des êtres humains ?… oui, il était des Français qui célébraient joyeusement et cyniquement la catastrophe !

Dès le crépuscule de ce jour de deuil, ces Français s’étaient hâtivement réunis chez l’intendant Bigot, en sa demeure de la rivière Saint-Charles. Cadet, Péan, Varin, Corpron et Pénissault y étaient venus joindre l’intendant et son funèbre factotum, Deschenaux. Ceux-ci, c’étaient les chefs ; mais les autres étaient venus aussi, tout une bande de subalternes sans cesse affamés et assoiffés, tels des chiens repus, mais qui sentent qu’il reste encore un os à croquer. Car on savait qu’il restait tout au moins des dépouilles dont chacun de ces croquants tenait prodigieusement à sa part. D’autres, moins cupides peut-être, ou plus anxieux d’aller mettre à l’abri le fruit de leurs rapines, y étaient venus dans le dessein d’unir leurs forces pour précipiter la chute finale, après quoi ils n’auraient qu’à prendre la mer. Et tout en venant chez monsieur l’Intendant pour se concerter et discuter affaires, on y avait emmené ses femmes, de sorte que rien ne pouvait les empêcher de mêler l’utile à l’agréable : on voulait fêter et festoyer comme avant, com-