sées aux visées de la compagnie Bigot et Cadet. Et cela nous suffit déjà pour nous montrer en quelles serres se trouvait pris, sans qu’il en eût conscience, le chef de la Nouvelle-France. Et ces hommes, bien que venus de la plus basse roture, possédaient tous les talents pour jouer impeccablement cette ignoble comédie de serviteurs dévoués à la cause du roi et à celle de la Nouvelle-France.
Le plus dangereux de tous ces comparses était bien Varin. Petit, chétif et malingre, d’un esprit jovial, la lèvre mince toujours tordue par un sourire benêt, le menton plat et mince s’avançant sous la lèvre inférieure en forme de truelle et agrémenté d’un tic qui faisait aller ce menton de haut en bas, telles ces barbiches postiches collées au menton des clowns et qui battent comme des ailes de chauve-souris, toujours courbé, humble, le regard noir voilé mais perçant, la parole onctueuse, la mine flagorneuse. Varin n’avait nul air d’importance, et on l’aurait plutôt pris pour un de ces serviteurs obséquieux, serviles, et d’une probité telle qu’on eût été tenté de lui confier la garde de son âme. Plein d’humour masqué de caricature, esprit délié, Varin ne s’insurgeait jamais contre les remontrances, les rebuffades, les colères ou les menaces ; il souriait niaisement, faisait tiquer son menton en truelle puis, quand l’orage était passé, il jetait un mot d’esprit qui semait le rire autour de lui. Pour cet être qui avait l’air si misérable M. de Vaudreuil s’était épris de pitié, puis cette pitié était devenue de l’amitié, et Varin avait profité de l’occasion pour s’infiltrer tout à fait dans la confiance du gouverneur. Naturellement Varin avait mené son jeu rapidement, car, pauvre comme il était, il avait voulu avoir lui aussi sa part des biens du roi et de la colonie. Il ne lui avait donc fallu que cinq années d’escroqueries, de comédies honteuses jouées jour et nuit pour faire passer à son crédit chez un banquier de Bordeaux, complice de la bande, quelque deux ou trois millions de bonnes livres françaises, sans compter un énorme et riche butin en pelleteries, bijoux, mobiliers, tableaux, et certaine quote-part dans les exploitations commerciales du temps, butin qui, réalisé en monnaie, eût formé à lui seul un autre million.
Guillaume Estèbe, homme précieux, avec la mine d’un magistrat de la plus scrupuleuse honorabilité, grand, imposant, sévère, richement paré et affectant les manières dignes de ces gentilshommes de la Réforme, Guillaume Estèbe, sorti on ne sait d’où, mais tiré à la ficelle par Bigot, le grand tireur, avait, pas moins rapidement que Varin, entassé quelque part à Paris une certaine fortune qui avait été par la suite transformée en bonnes propriétés foncières. Et Guillaume Estèbe, qui n’avait perçu que des appointements de huit ou dix mille livres durant quelques années seulement, avait réussi ce coup de maître, en tirant fortement la corde, de tourner environ cent milles livres de salaire en un certain deux millions et cela sans s’être serré le ventre, car Estèbe, comme Cadet et Péan, adorait la bonne chère, le luxe et les plaisirs.
Enfin, François Maurin, commis quincaillier à raison de deux cent cinquante livres annuelles d’appointements, passe tout à coup commissaire de ventes aux abattoirs de Maître Cadet, seigneur-boucher, puis dans le sillage de ce dernier arrive au poste de factotum du grand munitionnaire. Mais intelligent, actif, dévoré d’ambitions, Maurin se livre aux études, s’instruit, et finit par devenir un personnage ; si bien qu’il ne lui faut que de 1756 à 1760 pour s’assurer sa vieillesse d’un petit million. François Maurin, Pénissault et Jean Corpron représentèrent une triple-entente dans l’entente-maître de Bigot, Cadet et Deschenaux. Et que penser, quand les destinées d’un pays sont entre les mains de tels hommes !
Que notre lecteur nous pardonne ces portraits, nous les avons jugés nécessaires afin de lui mieux faire voir les véritables maîtres du Canada avant la cession du pays à l’Angleterre. Et combien d’autres du même calibre remplissaient les rangs du fonctionnarisme du temps ! Les deux tiers, pour ne pas dire les quatre cinquièmes des fonctionnaires formaient la brigade de Bigot, et ces hommes n’obéissaient qu’à l’intendant ou à son âme damnée, Descheneaux. Et s’il n’y eut eu que cette bande de fonctionnaires … mais tout le commerce, à part quelques rares exceptions, suivait la danse, si bien qu’il n’existait plus en 1759 qu’une formidable compagnie que dirigeait le grand maître… François Bigot !
Donc, Varin et Maurin avaient résolu de se servir de leur influence pour amener M. de Vaudreuil à lever la consigne contre Péan et sa femme ; seulement, pour attein-