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LE DRAPEAU BLANC

s’était passée. Jean Vaucourt rugit de colère.

— Oh ! s’écria-t-il, le serpent a voulu mordre ? Eh bien ! je vais le museler.

Il gagna la porte pour sortir.

— Où allez-vous ? interrogea Héloïse effrayée.

— Écraser le serpent, répondit sourdement le capitaine.

— Non ! non ! gémit la jeune femme en prenant son mari dans ses bras. Gardez-vous bien d’aller mesurer votre bravoure contre la lâcheté de cet homme… demeurez !

— Si vous ne voulez pas que je le fasse rentrer dans l’ombre, lui et sa panthère, je vais donner des ordres pour que leur appartement soit gardé et que ni l’un ni l’autre ne puissent en sortir.

Il s’éloigna avec un air résolu.

M. de Vaudreuil conférait à ce moment avec Bougainville et La Rochebaucourt. Le capitaine ne voulut pas les déranger. Il appela quatre soldats de Bougainville et leur dit seulement :

— Suivez-moi, mes amis !

Il les conduisit à l’appartement de Péan et les arrêta devant la porte close derrière laquelle on percevait un faible murmure de voix.

— Vous voyez cette porte ? dit Vaucourt à voix basse aux quatre soldats. Eh bien ! à moins d’une permission expresse de ma part, vous devrez empêcher qui que ce soit de franchir cette porte.

Les soldats promirent que l’ordre serait exécuté.

Satisfait, Jean Vaucourt entra dans l’appartement de sa femme.

— À présent, chère amie, dit-il avec un sourire confiant, les assassins et les voleurs ne sont plus à craindre… ils sont encagés !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Jean Vaucourt, en condamnant la porte de Péan et en y plaçant des factionnaires, était loin de s’imaginer qu’il venait de faire trois autres prisonniers, c’est-à-dire Varin, Estèbe et Maurin. Les cinq personnages, qui ne pouvaient se douter de ce qui se passait derrière leur porte, cherchaient une combinaison qui pût permettre à Péan et à sa femme de sortir de l’auberge. Or, Varin et Maurin venaient de décider d’user de leur influence auprès du gouverneur, et ils espéraient que les deux prisonniers obtiendraient la permission de poursuivre leur voyage. Pour écarter tout soupçon, on convint de représenter à M. de Vaudreuil que Péan et sa femme se rendaient aux Trois-Rivières dans les intérêts de la colonie. Nul doute qu’on arriverait à convaincre le gouverneur qui ferait lever la consigne. Alors Péan et sa femme remonteraient dans leur berline, celle-ci prendrait la direction des Trois-Rivières ; mais sitôt la nuit venue, et après le départ de M. de Vaudreuil pour la rivière Jacques-Cartier, la berline rebrousserait chemin et à toute allure gagnerait Québec, où Monsieur de Ramezay recevrait le message assez tôt pour livrer la ville avant que Lévis eût songé à marcher sur la capitale pour la débloquer.

Donc Victor Varin, trésorier-royal, et François Maurin, l’un des factotums de Cadet, qui, depuis le commencement du Siège de Québec, agissait comme secrétaire du gouverneur en lieu et place d’Élisée Perrault qui durant trois ans avait été le secrétaire particulier de M. de Vaudreuil, mais qu’on avait nommé commissaire aux milices canadiennes, oui, Varin et Maurin feraient pression sur M. de Vaudreuil pour obtenir la liberté de Péan et de sa femme. Quant à Guillaume Estèbe, il s’était abstenu de se mêler à l’affaire, prétextant qu’il était membre du Conseil d’administration colonial dont M. de Vaudreuil était le chef et que d’user de son influence en cette matière pouvait paraître étrange et susciter des soupçons sur l’honorabilité de sa personne.

Ici, notre lecteur se trouve en présence de trois créatures de Bigot et de Cadet que ces derniers avaient réussi par leurs intrigues à placer dans l’entourage immédiat du gouverneur de la colonie. Et ces trois créatures avaient reçu instructions d’espionner le gouverneur dans tous ses gestes, de retenir toutes ses paroles, d’épier même sa pensée intime s’il était possible. En plus, chaque fois que M. de Vaudreuil devait prendre quelque décision importante qui ne fût pas d’accord avec les idées ou les projets de l’intendant-royal, chaque fois qu’il émettait des opinions dans les conseils de guerre, ces hommes devaient s’ingénier à lui souffler pour ainsi dire les idées et les décisions du grand maître, l’Intendant-royal. Ils étaient en outre chargés, avec d’autres comparses, d’écarter savamment tous les fâcheux qui pourraient approcher le gouverneur pour l’inciter à émettre des directions qui seraient oppo-