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LE DRAPEAU BLANC

recommandée par le chirurgien. Cette potion fit du bien au blessé, et cette fois ses lèvres purent murmurer quelque chose d’indistinct, mais qui avait paru à Marguerite comme un « merci ».

— Ne parlez pas, dit la jeune fille, le chirurgien l’a défendu !

Le vicomte ferma les yeux et s’assoupit doucement. Une heure se passa. La garde-malade ne quitta pas son blessé, elle devait renouveler la potion au bout d’une heure s’il reprenait vie. À peine cette heure était-elle dépassée que le vicomte releva ses paupières. Ses yeux étaient plus brillants, ses traits moins livides. Il sourit.

Marguerite lui tendit de nouveau la potion.

Le vicomte but plus facilement. Puis, quand la jeune fille eut essuyé ses lèvres, il sourit encore et prononça distinctement :

— Merci, Marguerite… je pourrai mourir en paix !

La jeune fille frémit, et obéissant à l’impétuosité de son cœur, elle murmura avec une étrange énergie :

— Vous ne mourrez pas… je ne le veux pas !

Le vicomte parut surpris.

— Vous ne le voulez pas ? dit-il.

— Je ne veux pas, répéta-t-elle avec force.

Et, incapable de faire taire ou de contraindre le trouble de son cœur, elle se détourna brusquement pour ne pas laisser voir des larmes qui débordaient.

De Loys saisit un sanglot.

Plus étonné, il essaya de se soulever pour mieux voir la jeune fille.

— Non ! non ! cria Marguerite qui surprit ce mouvement.

Le vicomte s’était mis sur son séant, et il vit le visage de Marguerite tout mouillé.

— Vous pleurez ? demanda-t-il.

Elle le recoucha avec un peu de rudesse, disant :

— Je veux vous sauver, écoutez-moi !

— Mais moi… je veux mourir, Marguerite ! balbutia le blessé, retombé sur son oreiller.

Malgré moi ?

— Je ne suis pas digne de votre dévouement !

— Malheureux, n’avez-vous pas réclamé mes soins ?

— J’ai été fou, mademoiselle ! Je pensais qu’à la vue de mes blessures, devant mon repentir, devant ma douleur, oui, je pensais que vous auriez été désarmée…

— Ah ! monsieur, qu’osez-vous dire ! Ces pleurs que je ne peux contenir ? Cette veille de toute la nuit à votre chevet ?…

— Ah ! vous m’avez donc pardonné ? s’écria le vicomte d’une voix joyeuse.

— Je veux que vous viviez, monsieur !

— Pourquoi ? Mais pourquoi, Marguerite ?

— Ah ! ne m’arrachez donc pas un aveu que vous entendez ! Car mon cœur ne fut jamais brisé tout à fait ! Vous l’avez meurtri, mais aujourd’hui vous le guérissez !

Et pour ne pas avouer tout à fait le secret de la pensée, elle s’enfuit de la chambre.

— Ah ! fit de Loys tremblant de bonheur infini, après que Marguerite se fut éloignée, à présent je ne veux plus mourir… non, je ne veux pas mourir !…

Et peu après il dormait doucement avec un sourire aux lèvres.


XIV

UNE SOMMATION DU SIEUR PÉAN


En son auberge tout illuminée, après la prière du De Profundis, Maître Hurtubise faisait les apprêts d’un dîner quasi royal pour ses hôtes très distingués.

Mais déjà aussi le sieur Péan venait offrir à M. de Vaudreuil et à sa suite de vouloir bien accepter l’hospitalité de sa table, assurant que Mme  Péan se joignait à lui pour obtenir ce grand honneur.

— Monsieur, répondit le gouverneur avec la meilleure courtoisie, je suis contraint de vous exprimer à vous et à Madame Péan mes regrets, attendu que Maître Hurtubise est en train de dresser la table à laquelle j’ai invité monsieur l’abbé, Monsieur de Bougainville et le capitaine Vaucourt et sa dame, et attendu aussi que je n’ai que cette nuit à ma disposition pour conférer avec messieurs les officiers de l’état-major. Mais pour ne pas gâter votre aimable invitation, je prierai les sieurs Varin, Estèbe et Maurin de vouloir bien me représenter à votre table, tout en vous assurant qu’une autre occasion pourra se présenter à laquelle il me sera permis d’accepter votre courtoise hospitalité.

Péan éprouva un rude désappointement. Mais il serra les dents, sourit, exprima ses profonds regrets de n’avoir pas cet insigne honneur et, suivi de Varin, Estèbe et Maurin, gagna son appartement.

Jean Vaucourt et sa femme s’étaient retirés aussi au premier étage dans une pièce voisine des Péan.