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LE DRAPEAU BLANC

Le soir venu, un lourd silence s’était fait de toutes parts, dans la cité en pleurs et dans le camp ennemi où, là aussi, on déplorait la perte d’un grand soldat et d’un héros : le général James Wolfe. La flotte anglaise, immobile sur le fleuve et presque sans lumières, demeurait également silencieuse.

Partout c’était la même tristesse empoignante, le même silence terrible !

Et pourtant, durant tout ce jour d’effrayante désolation, la nature n’avait pas paru s’associer ni au deuil ni à la douleur d’un peuple. Il est vrai qu’au moment où Montcalm avait rendu le dernier soupir, le ciel était couvert de nuages opaques qui firent présager de ces froides pluies d’automne ; mais vers les neuf heures le soleil faisait une trouée, les nuages se dissipaient et un flot de lumières gaies inondait la cité morne, brisée, pleurante. Était-ce que le ciel, en pitié de la grande douleur d’un peuple si cruellement éprouvé, voulait par un grand rayonnement de jour en atténuer la violence ? Peut-être !… Mais les ruines de la cité, sous ces rayons de soleil qui les effleuraient et les fouillaient, semblaient revêtir un aspect plus désolé ; leurs blessures et leurs plaies, que peut-être elles auraient voulu ensevelir à tout jamais dans les cendres encore chaudes, étaient mises à nu, et leur solitude était troublée. Et ces ruines, qui la veille semblaient mortes, reprenaient vie. De leur amoncellement surgissaient des têtes hagardes, de douleur tourmentées, ravagées par l’effroi, crispées de désespoir, et, souvent, ciselées par ce burin effrayant qu’est la faim ! Ah ! oui, combien de ces visages anémiés et faméliques grouillaient entre ces pierres noircies et ces décombres carbonisés ! Oui, presque tous ces fronts pitoyablement courbés, tous ces pas chancelants dans les débris informes, toutes ces lèvres blêmes et tordues, tous ces lambeaux et ces haillons, tout cela, oui, en outre des souffrances morales, ployait, tombait, s’écrasait sous les tortures affreuses de l’inanition ! Et pourtant, ces enfants de France, dans leur défaite, dans la détresse inouïe qui les assiégeait, en face des gouffres du désespoir qui ouvraient leurs gueules immenses, ne perdaient pas entièrement leur vaillance. Sous ce poids écrasant des désastres et des malheurs ils ployaient affreusement, c’est vrai, mais ils marchaient encore, ils avançaient au travers de ces décombres qui avaient été leurs foyers chers, de ces débris fumants qui avaient été leurs temples de paix et les monuments de leur fierté française, ils allaient pleurer devant la tombe d’un serviteur de Dieu et de la France.

Et ils pleurèrent tout le jour ! Tout le jour leurs prières ardentes montèrent vers le ciel !

Puis vint la nuit…

Huit religieuses, portant chacune un cierge allumé et précédées d’un prêtre qui disait les prières pour les trépassés, sortirent des ruines noires de la ville et, douloureux cortège, cheminèrent lentement vers le château Saint-Louis.

Là, un menuisier avait, deux heures auparavant, assemblé quelques planches et les avait couvertes d’un suaire ; et dans ce pauvre cercueil on avait déposé bien pieusement le corps du héros. Lorsque les coups de marteau avaient annoncé à la foule sur la place qu’on clouait le couvercle du cercueil, les larmes avaient ruisselé, les gémissements avaient empli l’espace troublé. Car on ne le verrait plus ce grand soldat qu’on avait tant admiré et aimé ! Ce chef intrépide en qui on avait mis toute sa confiance ! Ce général vaillant qui eût pu sauver Québec, si la mort ne l’était venue frapper sitôt ! Et ce ne fut pas seulement le peuple qui pleura… des soldats éclatèrent en sanglots !

Puis, porté par six officiers de la garnison, le cercueil prit le chemin des Ursulines. Cinquante soldats, armés de flambeaux qui sur la ville noire jetaient d’étranges et fantastiques clartés, firent haie de chaque côté du cercueil et des porteurs. Les religieuses Ursulines précédaient le cortège, et tout ce qui restait de la population, femmes, vieillards, enfants, soldats et marins, suivait. C’était comme une procession de spectres et de fantômes qui gémissaient lamentablement. Sous les clartés rouges et vacillantes des torches on pouvait remarquer un grand nombre d’indiens mêlés à la foule : Ils étaient venus rendre un dernier hommage à la dépouille du Grand Chef. Aux prières murmurées, aux lamentations, aux sanglots, aux chants funèbres continuaient de se joindre le glas de la chapelle des Ursulines. Et ce fut dans cette chapelle, dans un trou creusé par les boulets anglais que fut descendu le cercueil de Montcalm. Et toute la nuit au pied de cette tombe des religieuses et du peuple demeurèrent en prières.

Tandis que se déroulait cette triste cérémonie, deux de nos personnages, que des