rez expliqué le but de cette entrevue que vous avez désirée.
Bougainville redoutait-il la liqueur qu’on venait de lui servir ?… Peut-être !
Mme Péan pâlit, trembla, posa rudement sa coupe sur la table et, la voix sourde, l’air offensé, elle demanda :
— Pensez-vous qu’elle soit empoisonnée, monsieur ?
Brusquement elle saisit la coupe de Bougainville, la porta à ses lèvres et en vida le contenu à longs traits.
— Voilà, monsieur, reprit-elle en posant la coupe vide ; si ce vin était empoisonné, vous me verrez mourir sous vos yeux, et ce sera mon châtiment !
Bougainville, sans mot dire, prit la coupe de la jeune femme et la vida.
— Et moi, Madame, je mourrai près de vous ! ajouta-t-il dans un sourire.
Mme Péan partit de rire aux éclats.
— Décidément, monsieur de Bougainville, vous êtes tout plein d’humour, et rien d’étonnant que vous défendiez aux gens d’une auberge d’entrer ou de sortir.
— Madame, nous ne nous comprenons pas : je n’ai rien défendu, j’ai seulement signifié qu’il faudrait un permis du capitaine Vaucourt pour avoir droit de sortie ou d’entrée.
— Mais cela revient au même, je suis prisonnière !
— Et moi, Madame, répliqua finement Bougainville, je suis prisonnier comme vous ; car je ne pourrais sortir de cette auberge à présent sans que j’en demande la permission au capitaine Jean Vaucourt.
— Ainsi donc, c’est sérieux ? fit Mme Péan avec une petite moue d’ennui.
— C’est même grave, Madame. Car on dit que certaines gens, dont nous ignorons les noms pour le moment, complotent la mort de Monsieur de Vaudreuil.
— Que dites-vous, monsieur ! s’écria Mme Péan avec un véritable effroi.
— Je dis, Madame, ce qu’on nous affirme.
— Mais alors, nous sommes environnés d’assassins ?
— Je le crains. Vous concevez à présent, Madame, que mon ordre, loin d’être étrange, n’est que logique et prudent.
— Mais je veux sortir d’ici, monsieur… je le veux, s’il est vrai qu’on y trame contre la vie des gens. Et vous-même, êtes-vous bien sûr qu’on ne trame pas contre vous ?
— Oh ! cela m’est bien indifférent, se mit à rire doucement Bougainville, attendu que ma vie est en jeu tous les jours. Une balle sur un champ de bataille, comme ce pauvre marquis de Montcalm…
— Pauvre marquis !… interrompit Mme Péan avec un profond soupir et en passant une main sur ses yeux.
— Ou bien un coup de dague, un coup d’épée continua Bougainville imperturbable cela importe peu dans la lutte !
— Ne parlez pas ainsi, monsieur, vous me faites frémir. Et puis, vous êtes si jeune…
— Monsieur de Montcalm l’était aussi.
— Pauvre marquis !… répéta la jeune femme avec un chagrin hypocrite.
— Que diriez-vous de moi, Madame, si je mourais ? sourit Bougainville.
Elle se mit à rire, avant de répondre :
— Mon Dieu, s’il m’avait défendu une porte…
— Non ! non ! Madame, interrompit vivement le gentilhomme. Mettons qu’il ne l’aurait pas défendue, car il ne veut nullement encourir vos malédictions.
Mme Péan se trompa sur la pensée de son interlocuteur : et croyant que Bougainville par galanterie consentait enfin à lever la consigne pour elle, elle cria, joyeuse :
— Bravo ! monsieur… Je puis donc sortir sans permis ?
Elle saisit brusquement les mains du gentilhomme, les serra dans les siennes, et peut-être allait-elle les porter à ses lèvres — grande comédienne qu’elle était — si un grand bruit de chevaux hennissant et de chariots cahotant n’eût retenti sur la place de l’auberge, bruit qui la fit tressaillir et abandonner les deux mains qu’elle tenait.
À la même minute des voix fortes dehors jetèrent ce nom :
— Le Gouverneur !…
Bougainville se leva de table.
— Madame, dit-il en s’inclinant, je vous prie d’accepter mes excuses, il faut que j’aille saluer Monsieur de Vaudreuil.
— Eh ! monsieur, vous ne m’avez pas encore dit que vous allez donner l’ordre à vos gens de me laisser sortir !
Elle avait un air si anxieux, si inquiet, et elle tremblait tellement à cette minute, que Bougainville ne douta plus qu’elle fût coupable de l’accusation portée contre elle et son mari par Vaucourt.
— Certainement, Madame, je donnerai cet ordre. Mais demain seulement, puisque aujourd’hui il vous incombe, étant l’unique personne du sexe en cette auberge, de faire les honneurs de l’hospitalité à Monsieur le Gouverneur.