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LE DRAPEAU BLANC

associés. Son orgueil en souffrait d’autant plus qu’il aurait voulu mener et dominer ; mais pour ne pas se voir mettre hors des rangs de cette société et pour ne pas s’exposer à la vengeance de ses complices, il devait donc se taire et rentrer sa salive. Il souffrait donc terriblement. Que d’imprécations en lui-même et que de sourdes colères jamais assouvies ! Que de malédictions contre ses associés, mais qu’il réussissait à dérober sous les sourires de commande et par les mimiques hypocrites ! Jaloux, il se torturait à paraître indifférent, et courait, par revanche, filles et femmes desquelles il reconnaissait ne pas recevoir ce qu’aurait pu lui procurer sa propre femme que Bigot lui avait prise. Or, malgré toutes les jouissances du puissant, du riche, du libertin et du grand seigneur — façon qu’il affectait tout autant que Cadet — cet homme endurait continuellement des tourments d’enfer. C’est souvent le lot des grands de ce monde : leur bonheur n’est que de surface. Car mille démons dénommés l’envie, le désir jamais satisfait, la peur des catastrophes, l’orgueil du nom et du rang, du rang qui peut leur échapper, la haine du plus grand qu’eux, le mépris du plus petit, oui tous ces démons leur rongent sans cesse le cœur, l’esprit et les entrailles ! Car la fortune n’est souvent qu’un fardeau écrasant ! Car les honneurs ne sont souvent qu’épines dorées dont les piqûres en sont plus violentes et douloureuses ! Car la gloire n’est souvent qu’un gaz délétère qui les enivre comme un fiel vénéneux ! Car la puissance est un sceptre si lourd aux mains des hommes, que s’ils tombent ce sceptre les écrase ! Or tous ces puissants de la Nouvelle-France, tous ces jouisseurs forcenés, toutes ces têtes hautaines, orgueilleuses, stigmatisées par tous les vices et toutes les lèpres, n’étaient que des damnés qui, pour trouver au moins un instant de répit ou mieux pour échapper une seconde à l’empire de leurs tourments, se jetaient à corps-perdu dans la débauche ! Ils n’en sortaient que plus brisés, plus torturés, plus vils, et, démons épouvantés, ils se replongeaient dans leur enfer…

Péan était l’un de ces damnés de la richesse et de la puissance, et un jour on le verrait, car tout finit, s’écraser comme une vermine immonde.

L’ironique face de l’Italien Foissan s’encadra dans la porte du salon.

— Quoi encore ? demanda Péan en s’arrêtant.

— Monsieur de Bougainville et le capitaine Vaucourt ! annonça Foissan à mi-voix.

— Ah ! ah ! fit Péan en tressaillant, comme si à ce nom de Bougainville il eût un pressentiment de malheur ; que vient faire ici le faillard ?

— Nul ne le sait, monsieur. Il a donné ordre à ses cavaliers de ne laisser personne entrer ou sortir sans une autorisation du capitaine Vaucourt.

Péan frémit.

— Par Notre-Dame ! qu’est-ce que cela signifie ?

— Allez-vous nous apprendre, demanda Mme  Péan avec inquiétude, que nous sommes prisonniers maintenant de ces hommes de guerre ?

Foissan n’osa répondre.

— Et Bougainville, reprit Péan les sourcils contractés, sait-il que nous sommes ici ?

— Il doit le savoir, répliqua Foissan.

— Eh bien, s’il ne sait pas, je vais le lui faire savoir.

Et rudement il marcha vers la porte après avoir arrangé son jabot et assujetti son épée dans son fourreau.

Mme  Péan le regarda sortir du salon avec surprise, et elle n’osa pas le retenir.

Foissan s’était reculé dans le corridor et effacé pour livrer passage à ce maître. Comme saisi par une pensée soudaine, Péan s’arrêta et demanda au garde :

— Au fait, m’as-tu dit que le forgeron avait réparé les dommages causés à ma voiture par ces stupides grenadiers ?

— Non, monsieur, car le forgeron qui demeure à un mille d’ici, n’est pas encore venu.

— Eh bien ! il faudra le presser.

Et Péan, dressant la tête, mettant sur son masque une souveraine hauteur, marcha vers l’escalier qu’il descendit lentement jusqu’à la salle commune où mangeait et buvait joyeusement de la soldatesque.

En passant près d’une table, il entendit ces paroles qu’il feignit de n’avoir pas comprises :

— Ventre-de-grenouille ! voici les paons qui viennent promener leurs plumes parmi nous… Ohé ! Regaudin, mouillons les nôtres !

— Biche-de-bois ! quelle idée me prend, Pertuluis, d’échanger nos plumes de ve-