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LE DRAPEAU BLANC

Mais les sauvages, comme un cyclone, avaient déjà franchi le village, et ils dévalaient plus loin vers la grève en poussant toujours leurs cris féroces.

Ils étaient environ deux cents, et à la vue de cette bande qui ressemblaient à un troupeau de bêtes fauves, l’aubergiste avait à la hâte fait rentrer tout le monde dans l’auberge dont les portes furent aussitôt fortement barricadées. Le sauve-qui-peut sur la place de l’auberge avait été d’autant plus surprenant que les sauvages n’en voulaient nullement aux paysans ou aux villageois, ils avaient un autre objectif. D’un coteau lointain, en effet, ils avaient aperçu la bande d’indiens qui, sur la grève, dansaient autour de feux sans cesse alimentés, et ils avaient de suite deviné que ces congénères possédaient de l’eau-de-vie. Ces sauvages précédaient une compagnie de miliciens et de marins commandés par des officiers de Boishébert, et, comme les autres compagnies, ils avaient reçu ordre de faire arrêt aux abords du village de la Pointe-aux-Trembles. Mais en découvrant sur la grève de leurs congénères en train de faire la fête, ils n’avaient pu contenir leur envie de boire ; et désertant leurs officiers, ils s’étaient élancés à toute course sur la route.

Voyant que l’ouragan était passé, l’aubergiste fit rouvrir ses portes, et paysans et villageois, qui avaient cherché un refuge temporaire dans l’hôtellerie, retournèrent sur la place.

Dans le bruit des conversations et parmi toutes les rumeurs qui s’élevaient dans l’espace, on pouvait entendre distinctement des « ventre-de-diable » et des « biche-de-bois » courroucés. Confus et penauds, pestant, jurant et secouant la poussière de leurs uniformes en lambeaux, les deux grenadiers revenaient vers l’auberge pour s’y faire servir un carafon ou deux.

L’instant d’après, une nouvelle compagnie de miliciens arrivait au village.

De nouveau, vieillards, femmes et jeunes filles se précipitèrent à la rencontre de ces nouveaux venus pour s’enquérir de parents chers ou d’amis.

Les nouvelles étaient plus douloureuses que les premières : plusieurs des êtres aimés si anxieusement attendus étaient restés sur le champ de bataille, morts, blessés, ou prisonniers des Anglais. Des veuves éperdues saisissaient leurs enfants et les inondaient de leurs larmes. Des jeunes filles poussaient des cris stridents. Des vieillards tombaient à genoux, tordaient leurs mains débiles et se lamentaient en levant vers le ciel serein des figures désespérées. Pauvres vieux !… ils se voyaient dorénavant abandonnés, seuls, sur un sol âpre et dur. Comment feraient-ils, dans leur faiblesse, pour faire produire à ce sol la subsistance dont ils auraient encore besoin, et pour bien des années peut-être ! Beaucoup appelaient la mort ! D’autres, plus stoïques ou plus courageux, baissaient le front, secouaient leurs blanches crinières et prenaient le chemin de leur foyer. Là, à ce foyer qu’un affreux deuil allait assombrir, une pauvre vieille mère, peut-être, attendait dans des transes impossibles à décrire les effroyables nouvelles. D’autres, encore, lançaient des imprécations en tendant un poing faible dans la direction de Québec où étaient les Anglais. Et, à un moment, il y eut tant de douleurs navrantes parmi cette foule, que ceux qui n’étaient pas atteints par le malheur, furent saisis d’émotion, et le silence se fit partout. Les jurons, les appels, les cris de guerre se turent. Les soldats, gardes, miliciens entraient ou sortaient de l’auberge ; plusieurs gagnaient des endroits écartés et déserts à la lisière des bois en attendant l’heure de se remettre en route pour la rivière Jacques-Cartier.

Sur la place de l’auberge ce n’étaient plus que gémissements, lamentations, larmes abondamment versées, prières jetées vers le Ciel pour implorer secours et force.

Un grand vieillard, excessivement maigre, voûté, tête nue, à longs cheveux blancs qui traînaient sur ses épaules, apparut au détour d’un sentier et se dirigea vers la place de l’auberge. C’était le pasteur. Et malgré son sourire, on pouvait deviner sur ses traits ridés l’immense douleur qu’il ressentait à la vue de ses ouailles malheureuses. La foule courut à lui en tendant ses bras… c’étaient des enfants accourant à leur père !

Il leur sourit doucement et les bénit.

Puis, incapable devant tant de douleurs et de larmes de contenir ses pleurs, mais souriant quand même, il se mêla à la foule, allant de groupe en groupe, consolant et réconfortant les affligés.

C’était l’homme de paix après l’homme de guerre !