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LE DRAPEAU BLANC

qu’ils apportaient la nouvelle d’une victoire, à voir sur leurs lèvres sèches et fiévreuses s’épanouir les sourires. Et pourtant c’est à contre-cœur que les miliciens avaient quitté la veille le camp de Beauport. Avant de partir ils avaient protesté, ils avaient demandé qu’on attaquât les Anglais avec l’aide de l’armée de Bougainville. Pour les miliciens, cette retraite était dure : c’était leur capitale qu’on abandonnait, c’étaient leurs foyers qu’on livrait à la barbarie de l’étranger, c’étaient leurs familles qu’on délaissait ! Les réguliers, eux, se moquaient de tout cela. « Baste !… comme on entendait dire, il y a assez longtemps qu’on se harpaille pour des bois, des montagnes, de la neige et du froid… Vive la France ! » Ils ne demandaient plus qu’à retourner en France et d’y ramener leurs femmes et leurs enfants ! Et en ce jour terrible, en ce jour, plus que jamais, où il importait de faire masse compacte contre l’envahisseur, trois mille soldats, de bons et vaillants soldats du roi de France, semblaient prêts à se liguer à Bigot et à ses stipendiaires pour consommer le désastre !

Jusqu’à midi les colonnes de l’armée de Beauport défilèrent par la Pointe-aux-Trembles. Après s’être restaurés, les premiers régiments avaient repris la route de la rivière Jacques-Cartier, puis d’autres avaient suivi. Les derniers arrivés faisaient leurs apprêts pour le repas du midi. Comme on s’informait du gouverneur, des officiers assurèrent qu’il suivait à peu de distance la dernière colonne avec l’état-major, les fonctionnaires et les pauvres magasins qui restaient.

Le village n’avait pas désempli de ses paysans ni de ses Indiens ; ceux-ci avaient réussi, en trafiquant des pelleteries, à se procurer des eaux-de-vie, et s’étaient enivrés. Plus tard, par bandes agitées, ils avaient gagné un point éloigné de la grève où ils avaient allumé des feux ; et criant, gesticulant, jurant, chantant, ils dansaient avec furie autour des feux puis s’affaissaient ivre-morts sur le sable du rivage. À chaque instant d’autres bandes venaient se joindre aux premières, et la sarabande recommençait de plus belle.

Vers une heure environ les paysans et villageois postés devant l’auberge virent, non sans une énorme surprise, entrer dans le village un vieux cabriolet tiré par un roussin essoufflé, et conduit par deux grenadiers demi-ivres qui juraient, ou chantaient, ou riaient à gorge fendue.

— Eh ! Regaudin, cria l’un d’eux, voici La Cloche d’Argent, cette excellente auberge de ce non moins excellent Maître Hurtubise que le diable grille à petit feu, s’il n’a à nous servir une douzaine de carafons au moins, ventre-de-diable !

Cette voix de stentor avait dominé tous les bruits et toutes les rumeurs du village et des alentours, et elle avait fort suscité la curiosité.

— Hue hue ! Monaut, hurla Regaudin tirant la rêne de droite dans le but de guider le cheval vers l’entrée de l’auberge.

— Place, bonnes gens ! cria Pertuluis, car il est à craindre que le sieur Monaut ne vous pose la patte sur la gaule… place ! place !

La foule se dispersait rapidement, non par crainte du pauvre Monaut qui n’en pouvait, mais effrayée par la voix retentissante du terrible gaillard, par sa longue et lourde rapière qui frottait son fourreau contre la roue du cabriolet, et surtout par sa face affreusement « massacrée de balafres », comme aurait dit le père Raymond ; sans compter que ce gaillard jurait haut et large des « ventre-de-diable » à mettre en fuite une horde furieuse d’Iroquois.

Comme on le sait, devant la véranda de l’auberge se trouvaient l’une à côté de l’autre la diligence de Montréal et la belle berline du sieur Péan, et entre les deux voitures où avaient cherché refuge quelques paysans, il y avait un passage suffisant pour la largeur d’un cabriolet. Mais il y avait aussi place, juste devant l’entrée de la véranda, pour une autre voiture. Aussi, à voir venir le cabriolet on pensa qu’il allait s’arrêter à cet endroit ; mais par un faux mouvement de Regaudin, par une manœuvre inhabile il tira sur la rêne de gauche, et le brave Monaut enfila entre la diligence et la berline au risque d’écraser les paysans qui s’y trouvaient. Heureusement que Monaut n’allait pas vite, et que les pauvres paysans eurent le temps de se sauver. Oui, mais une des roues du cabriolet accrocha une roue du train d’arrière de la belle berline. Il se produisit un choc, et Monaut arrêta net.

— Hé là ! Regaudin, cria Pertuluis, jettes-tu l’ancre sitôt ? Nous ne sommes pas au port, ventre-de-grenouille !

— Je sais bien, répondit Regaudin sans se troubler, puisque j’aperçois le débarcadère ! Et il montrait l’entrée de la véran-