Il se leva brusquement, jeta une pièce d’or sur la table et s’apprêta à quitter la cuisine.
— Une minute, monsieur, je vous éclaire.
L’aubergiste prit un flambeau et conduisit Vaucourt jusque sur la véranda. Le capitaine monta à cheval et, ayant souhaité bonne nuit à l’aubergiste, s’élança à toute allure dans la direction du Cap-Rouge.
Tout en galopant, le capitaine se rappela qu’il avait fait un oubli.
— Diable ! se dit-il, dans ma hâte je n’ai pas songé à recommander à maître Hurtubise ma femme et ses amis qui vont sans doute arriver avant l’aurore prochaine. Mais bah ! fit-il ensuite en haussant les épaules, je sais le père Croquelin assez débrouillard pour ne pas m’inquiéter.
Il cravacha vigoureusement son coursier, ajoutant :
— Il faut que demain je ramène Bougainville avec moi, et du diable si nous ne gagnons pas la partie !…
— IX —
TOHU-BOHU
Le lendemain matin, la Pointe-aux-Trembles présentait un spectacle fort animé et curieux. Dès les cinq heures les premiers régiments de l’armée en retraite étaient apparus aux abords du village, et ils avaient allumé des feux de bivouac pour le déjeuner. Un grand nombre de soldats, ne tenant aucun compte des ordres des officiers, avaient quitté leurs compagnies pour venir assiéger l’auberge et réclamer boire et manger.
En apprenant l’arrivée de l’armée, les villageois, paysans et indiens des alentours étaient accourus poussés par la curiosité. Des enfants, demi-vêtus, échevelés, la figure marquée d’étonnement couraient parmi la soldatesque et considéraient avec une grande admiration les armes et les uniformes. Ils paraissaient entendre avec plaisir les jurements et les rudes paroles de ces hommes de guerre. Les femmes, une capeline sur la tête, le tablier au ventre, les pieds nus dans leurs sabots, formaient des groupes agités ; elles commentaient les nouvelles apportées par les soldats, elles s’extasiaient ou gémissaient, pleuraient ou riaient. Elles s’étaient tout d’abord réjouies en entendant que les Anglais n’avaient pas pris la capitale ; mais elles s’étaient de suite fort émues en apprenant la mort du Marquis de Montcalm. Car la nouvelle de cette mort, encore que non officielle, courait déjà les rangs de l’armée, elle se répandait avec rapidité par tout le pays, et elle affectait terriblement toute la population. Les Indiens eux-mêmes poussèrent de longues exclamations de douleur en apprenant que le grand guerrier des Français avait trouvé la mort sur le champ de bataille.
Les paysans rassemblés au village, ce matin-là, venaient surtout pour s’informer de leurs parents enrégimentés dans les milices. Dans la cohue on pouvait découvrir des jeunes filles aux traits inquiets et angoissés, avec des larmes tremblantes au bord de leurs cils ; elles regardaient attentivement chaque soldat qui pénétrait dans le village avec l’espoir de reconnaître un frère ou un fiancé. On en voyait qui, tout à coup, se jetaient au cou des soldats, les serraient avec tendresse, les embrassaient : c’était un frère chéri, c’était un fiancé, c’était un parent dont on avait redouté la perte. Quelques jeunes femmes s’évanouissaient de joie dans les bras de leurs époux qu’elles avaient désespéré de revoir. Plusieurs jeunes filles tourmentées par la crainte et l’espoir, jeunes femmes éplorées tenant sur un sein maigre un enfant malingre, mères anxieuses d’apprendre le sort d’enfants chers, se précipitaient vers la lisière des bois voisins où venaient de se cantonner temporairement les premiers bataillons de l’armée. C’est là qu’elles espéraient retrouver, pauvres femmes, ceux qu’elles cherchaient et que leur cœur appelait de toute sa détresse.
De toutes parts c’étaient des scènes si pénibles et si déchirantes que bien des regards, même parmi la brutale soldatesque, se mouillaient. Et bien des femmes, qui ne trouvaient pas parmi les premiers bataillons ceux qu’elles cherchaient, s’élançaient sur la route et couraient au-devant d’autres troupes que par moments on pouvait voir surgir sur le sommet d’un coteau, et qui ensuite disparaissaient dans les brousses roussies.
Des groupes de vieillards réunis sur la place de l’auberge se serraient, et des bouches crispées par l’inquiétude ou le deuil, s’échappaient ces paroles apitoyantes de-