— Et quant à cette berline, maître Hurtubise, reprit Jean Vaucourt, je parie que je devine !
— Qui elle a amené jusqu’à mon auberge ? Ne pariez pas, capitaine, vous perdrez !
— Soit, je veux perdre : c’est Monsieur Bigot !
L’aubergiste se mit à rire.
— Vous ne perdez qu’à demi, capitaine, c’est l’une de ses voitures que vous avez remarquée devant ma porte.
— Et l’un de ses amis qu’elle transporte ?
— Dame ! vous gagnez, capitaine : c’est Monsieur Péan et sa délicieuse…
— Madame Péan, compléta le capitaine.
— Vous gagnez, vous gagnez, monsieur le capitaine Vaucourt. Par le fût et la futaille ! je veux payer céans.
Le capitaine venait justement de vider sa tasse de vin chaud. L’aubergiste se leva et alla à une armoire de laquelle il tira une carafe d’une belle apparence et une coupe de pur cristal. Il revint poser le tout sur la table, disant :
— Lampez-moi de ça, capitaine !
Il cligna de l’œil avec un air entendu et se rassit.
Vaucourt se versa deux doigts d’une liqueur ambrée qui tomba dans le cristal avec un bruit de perles doucement remuées, puis il trempa ses lèvres.
— Ma foi, maître Hurtubise, c’est merveilleux, et je dois confesser que vos caves valent bien celles de Monsieur Bigot.
L’aubergiste rougit de plaisir et répliqua :
— Que voulez-vous, il faut savoir servir son monde, c’est le métier !
— Donc, reprit Jean Vaucourt, après avoir vidé la coupe de cristal, Monsieur Péan est ici avec Madame Péan… Est-ce tout ?
— Il y a, comme vous l’avez remarqué, ses gardes et cadets que commande le sieur Fossini, dit Foissan.
— Ah ! voilà un oiseau au vilain plumage et à qui j’aimerais à couper les ailes. Ensuite ?
— C’est tout. Ah !… j’oublie une nouvelle : monsieur de Lévis est en route pour Québec, et on dit qu’il a été nommé général de l’armée.
— Rien de plus vrai qu’il a été nommé général. Mais est-il bien vrai qu’il soit en route pour Québec ? interrogea le capitaine que cette nouvelle surprenait.
— On dit que Monsieur le marquis est au Fort Richelieu, que demain, c’est-à-dire, aujourd’hui, il sera aux Trois-Rivières, et qu’il sera bientôt ici.
Jean Vaucourt demeura méditatif, car cette nouvelle semblait de prime abord déranger ses projets. L’aubergiste le quitta un moment pour aller donner des ordres à ses domestiques.
Voici ce que pensait le capitaine :
— Demain, Flambard aura rejoint M. de Lévis à qui il aura communiqué la décision du conseil de guerre. Foissan et sa bande ont bel et bien manqué leur coup. Mais voici que Péan et sa femme sont ici pour préparer leur traîtrise, si, bien entendu, Marguerite de Loisel n’a pas été trompée par le vicomte de Loys. Non… de Loys n’a pas trompé Marguerite. Il n’avait aucun intérêt à la tromper. Et puis, de Loys s’est battu comme un brave, et il a dorénavant droit à notre confiance et à notre estime. Donc, pour le moment, notre attention doit se fixer sur Péan et sa femme.
Il appela l’aubergiste.
— Maître Hurtubise, pouvez-vous me dire si Monsieur Péan et sa femme vont poursuivre leur route cette nuit ?
— Non, capitaine. Ils ont retenu des appartements pour la nuit et tout le jour de demain.
— Ah ! ah ! fit le capitaine avec une lueur de joie dans ses yeux noirs. Et pouvez-vous me dire, demanda-t-il encore, si Monsieur de Bougainville est toujours au Cap-Rouge ?
— Toujours, je le pense bien. Il faut vous dire qu’il a marché avec son armée sur la capitale pour prendre part à la bataille ; mais étant arrivé trop tard, il a retraité immédiatement. C’est ce qu’affirment des paysans qui ont eu vent de cette manœuvre.
— Bien, maître Hurtubise, je vous remercie pour ces renseignements. J’ai précisément une mission à accomplir auprès de Monsieur de Bougainville.
— Mais vous vous êtes très allongé ! fit l’aubergiste.
— C’est vrai, sourit le capitaine qui ne voulait pas faire connaître ses desseins ; mais je dois vous dire que j’avais espéré trouver ici Monsieur de Bougainville.